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Le De Carolo Magno du moine de St-Gall

Livre Premier regardant la piété de Charles et son souci de l'Eglise

Après que le Seigneur Tout-puissant du monde, qui règle le sort des royaumes tout autant que le cours du temps, ait brisé les pieds de fer et d'argile d'une noble statue pour étonner les Romains, il en éleva, chez les Francs, par la main de l'illustre Charles, une nouvelle, non moins admirable, à la tête d'or. Or il advint, qu'alors qu'il avait commencé à règner seul sur les parts occidentales du monde, et alors que la recherche du savoir avait été presque oubliée dans toute l'étendue du royaume, et que l'adoration du vrai Dieu était devenue défaillante et faible, deux Ecossais vinrent d'Irlande aux côtes de Gaule, accompagnant des marchands d'Angleterre. Ces hommes d'Ecosse étaient sans rivaux pour ce qui était de leur savoir tant des choses sacrées que des choses du monde. Et alors que chaque jour la foule s'amassait autour d'eux pour voir ce qu'ils avaient à vendre, ils n'exposaient rien, mais criaient et disaient: "Hola! Que quiconque recherche la sagesse, qu'il s'approche et qu'il la prenne de nos mains. Car c'est de la sagesse que nous avons à vendre!" Ils disaient qu'ils vendaient de la sagesse car ils disaient que les gens, n'aimant pas ce qui est donné gratuitement, mais seulement ce qui se vend, ils en viendraient à acheter la sagesse comme d'autres biens; et aussi peut-être espéraient-ils devenir par cette déclaration objet d'étonnement et d'émerveillement. Et c'est effectivement ce qui arriva. Car, à la longue, à force de les entendre dire qu'ils vendaient de la sagesse, certains qui s'étonnaient à ces gens -ou peut-être les trouvaient fous- rapportèrent le fait au roi Charles, qui toujours aimait et recherchait la sagesse. Il ordonna que l'on fit venir les deux hommes le plus rapidement possible et il leur demanda s'il était vrai, comme le rapportait la rumeur, qu'ils avaient de la sagesse. Ils répondirent: "Oui effectivement, l'un et l'autre. Et nous sommes prêts à la donner, au nom de Dieu, à quiconque la recherche d'une façon digne." Le roi demanda alors à quel prix ils la vendait, et ils répondirent: "Rien, ô roi. Nous ne demandons qu'un endroit adéquat pour y enseigner et des esprits vifs à qui enseigner. Et aussi à manger et des vêtements pour que nous puissions continuer notre pélerinage." Cette réponse remplit le roi d'une grande joie. Il garda les deux hommes avec lui quelque temps puis, alors qu'il devait partir à la guerre, il installa l'un d'eux, nommé Clément, en Gaule et il lui envoya de nombreux jeunes, de noble, moyenne comme d'humble naissance et il ordonna que l'on donna aux deux hommes autant de nourriture qu'ils le désiraient, et il leur donna des bâtiments nécessaires à l'étude. Quant au second érudit, il l'envoya en Italie et lui donna le monastère St-Augustin, près de Pavie, de façon que tous ceux qui le voulaient puissent s'y rendre et écouter son enseignement
2. Alors, quand Albinus -Alcuin, un Anglais, apprit que le très religieux empereur Charles entretenaient de bon coeur les hommes sages, il prit un bateau et se rendit auprès du roi. Or Albinus était doué dans toutes les choses du savoir, au-delà de quiconque de cette époque, car il était le disciple du très érudit prêtre Bède, qui, après St Grégoire, était l'interprète le plus doué des Ecritures. Charles reçut Albinus courtoisement et le garda à ses côtés jusqu'à la fin de sa vie, sauf lorsqu'il était obligé de partir à la tête de ses armées pour ses vastes guerres. Charles finirait par se proclamer le disciple d'Albinus et dire de lui qu'il était son maître. Le roi nomma Albinus pour gouverner l'abbaye de St-Martin, près de la ville de Tours de façon que lui absent, Albinus pût s'y reposer and enseigner là à ceux qui avaient recours à lui. Et l'enseignement d'Albinus porta tant de fruits chez ses élèves que les Gaulois et les Francs du temps vinrent à égaler les anciens Romains et les Athéniens
3. Puis, alors que Charles revenait en Gaule, après une longue absence, couronné de la victoire, il ordonna aux élèves qu'il avait confié à Clément de venir devant lui et de lui montrer des lettres et des vers de leur composition. Alors que les élèves d'une origine moyenne ou modeste lui présentèrent des écrits remplis, au-delà de ce qu'il avait pu espérer, des plus douces saveurs de la sagesse, les élèves d'origine noble ne purent montrer que des oeuvres stupides et sans goût. Alors Charles le très sage, imitant le jugement que prononcera le Juge suprême, plaça tous ceux qui avaient bien travaillé à sa droite et il leur dit: "Mes enfants, vous trouvez beaucoup grâce à mes yeux car vous vous êtes efforcés de toute votre force d'obéir à mes ordres et aussi de travailler pour vous-mêmes. Continuez ainsi et marchez vers la perfection. Je vais vous donner des évêchés et de splendides monastères, et vous trouverez toujours grâce à mes yeux". Puis il se tourna vers ceux qu'il avait placés à sa gauche et, frappant leurs consciences de ses yeux, il leur lança, avec mépris, ces mots terribles qui résonnèrent plus comme le grondement du tonnerre que comme un discours humain: "Vous les nobles, les fils de mes chefs, vous qui êtes doués naturellement, vous vous êtes reposés sur votre naissance et vos propriétés et vous avez compté pour rien mes ordres, qui étaient faits pour votre bien. Vous vous êtes détournés de la recherche du savoir et vous vous êtés adonnés à la débauche et aux amusements, à la paresse et aux passe-temps qui n'apportent rien". Il leva alors solemnellement son auguste tête et sa main droite invaincue vers les cieux et tonna: "Par le Roi des Cieux, je ne prendrai pas en compte votre noble naissance et vos allures distinguées, bien que d'aucuns puissent vous admirer de cela. Sachez que si vous ne compensez pas immédiatement cette paresse par une reprise assidue de vos études, vous n'aurez jamais une quelconque faveur de moi!"
4. Charles prit l'habitude de choisir les meilleurs écrivains et lecteurs des enfants d'humble origine dont il a été question plus haut et il les nomma à sa chapelle -qui était le nom que les rois Francs donnaient à leur oratoire privé. Ce nom de "chapelle" était tiré du la cape de St Martin, qu'ils prenaient toujours avec eux lorsqu'ils partaient en guerre, pour se défendre contre leurs ennemis. Or il advint que l'on annonça au très vaillant et guerrier roi Charles qu'un certain évêque était mort. Lorsqu'il demanda si celui-ci avait fait un quelconque legs pour le bien de son âme, le messager répondit: "Sire, il a n'a pas légué plus de deux livres d'argent". Alors, un des chapelains du roi, soupirant, et ne pouvant pas garder plus longtemps ses pensées en lui, dit: "C'est bien peu pour un si long voyage". Alors le roi, le plus doux des hommes, réfléchit un moment, et dit au jeune chapelain: "Penses-tu, si tu venais à recevoir cet évêché, que tu ferais plus ample provision pour un tel voyage?" Ces mots semblèrent au chapelain grappes mûres à un homme qui n'attend que de les manger. Il se jeta aux pieds de Charles et dit: "Sire, cela ne dépend que de la volonté de Dieu et de la vôtre". Alors le roi dit: "Tiens-toi derrière cette tenture, derrière moi, et vois quelle aide tu recevrais si tu était élevé à cet honneur".
Lorsque les officiers du palais, qui étaient toujours à l'affût de morts ou d'accidents, apprirent la mort de l'évêque, tous, craignant d'être en retard, et jaloux les uns des autres, commencèrent à faire leur cour pour obtenir l'évêché, par le biais des amis de l'empereur. Cependant Charles resta ferme dans sa décision. Il refusa tout changement et dit qu'il ne décevrait pas le jeune chapelain. La reine Hildegarde finit par envoyer quelques nobles du royaume et même vint finalement en personne demander l'évêché pour l'un des ses clercs. L'empereur la reçut très courtoisement, répondit qu'il ne voudrait ni ne pourrait lui refuser quoi que ce soit mais cependant qu'il pensait que ce serait une honte de décevoir son chapelain. Cependant la reine, de façon féminine, pensait que l'opinion et les souhaits d'une femme devaient l'emporter sur la décision des hommes. Aussi, elle cacha la passion qui montait en son coeur, elle réduisit sa voix forte à un murmure et, avec des gestes tendres, essaya d'adoucir la volonté du roi. "Mon sire et roi, dit-elle, quelle importance cela a que ce chapelain perde cet évêché. Oh! je vous en supplie, mon doux sire, ma gloire, mon refuge, donnez cet évêché à mon clerc, qui est un de vos servants fidèles". Alors le jeune chapelain, qui avait tout entendu de derrière la tenture, prêt du trône du roi, saisi le roi à travers la tenture et cria: "Sire roi, restez ferme et ne laissez personne enlever de vous le pouvoir que vous tenez de Dieu!" Le roi, cet ami de la vérité, lui demanda de sortir et dit: "Je veux que tu aies l'évêché. Mais tu devras veiller à dépenser plus et à faire plus ample provision pour ce long voyage sans retour, pour toi, et pour moi!"
5. Il y avait à la cour du roi un humble et pauvre clerc, qui était aussi assez déficient en la connaissance des lettres. Le très pieux Charles avait pitié de sa pauvreté, et bien que tous haïssaient le clerc et essayait de le faire partir de la cour, il ne put jamais se persuader de le renvoyer. Or il advint, à la veille de la St-Martin, que la mort d'un évêque fut annoncée à la cour. Il convoqua l'un de ses clercs, un homme de haute naissance et grand savoir, et lui donna l'évêché. Le nouveau nommé, éclatant de joie, invita chez lui de nombreux serviteurs du palais et il reçut également avec grande pompe beaucoup qui étaient venus du diocèse pour le saluer. Et il leur donna à tous un superbe banquet.
Il arriva alors qu'ayant trop mangé, et trop bu, il manqua de se rendre au service du soir pour cette veille de fête très solemnelle. Or c'était la coutume que le chef de choeur assigne à chacun, le jour précédent, le répons -ou les répons- qu'ils devaient chanter le soir. Le répons "Seigneur, si je suis encore utile à ton peuple" avait échoué à cet homme à qui l'évêché avait été attribué. Il fut donc absent. Et lorsque la leçon eut été dite, un long silence suivit, chacun pressant son voisin d'entonner le répons, mais chacun répondait qu'il n'était tenu qu'à chanter ce qui lui avait été assigné. Finalement l'empereur dit: "Allons! L'un de vous doit le chanter de toute façon!" Ce fut alors le pauvre clerc qui, rendu fort d'une quelconque inspiration divine, et encouragé par l'ordre de l'empereur, chanta le répons. Le bon roi, pensant qu'il ne serait pas capable de le chanter en entier, ordonna aux autres de l'aider, et tous commencèrent à chanter. Mais le pauvre clerc ne put entendre les mots d'aucun d'entre eux et, quand le répons fut fini, il commença de chanter le Notre Père, d'un ton juste. Alors que tout le monde voulait l'arrêter, le très sage Charles décida de voir jusqu'où il irait et interdit aux autres de le gêner. Il continua avec "Que Votre règne vienne", puis la suite, et nolens volens, les autres clercs durent reprendre "Que Votre volonté soit faite". Lorsque les premières laudes furent terminées, le roi retourna au palais, ou plutôt à sa chambre, pour se réchauffer et s'habiller pour la cérémonie de St Martin. Il ordonna au pauvre clerc, ce chanteur sans pratique, de venir et lui dit: "Qui vous a appris à chanter cela?" Le clerc répondit: "Sire, vous aviez ordonné que quelqu'un chante ..." "Bien, dit le roi -l'empereur, avant d'être empereur était appelé roi- qui vous a dit de commencer ce répons précis?" Alors le pauvre clerc, sans doute inspiré par Dieu, répondit, parlant de la manière que les inférieurs parlent à leurs supérieurs, soit par respect, obligation ou flatterie: "Béni seigneur, et roi qui bénit les autres, comme personne ne pouvait finalement me donner le juste verset, je me suis dit que j'encourerais la colère de votre Majesté si je me trompais. Aussi je décidai de chanter la dernière partie que l'on trouve habituellement à la fin de tout répons". Le bon empereur sourit gentiment et il dit alors devant tous ses nobles: "Cet homme fier, qui jamais n'a craint ni honoré Dieu ou son roi qui lui avaient témoigné de l'amitié, au point de ne pas pouvoir se retenir la nuit dernière pour être à sa place pour chanter le répons qui lui incombait, et bien il est privé de son évêché, par la décision de Dieu et la mienne. Je te le donne, car Dieu te le donne et j'y consens. Et veille à l'administrer selon les règles canoniques et apostoliques!"
6. Il advint que mourut un autre prince de l'Eglise. L'empereur nomma un jeune homme à sa place. Lorsque le nouveau nommé sortir du palais pour partir, ses serviteurs, avec tout le décorum dû à un évêque, amenèrent un cheval et des escabaux pour qu'il se mette en selle. Mais le nouvel évêque pensait qu'on le traitait comme s'il avait été déjà décrépi. Et il sauta sur le dos du cheval, avec une telle violence, qu'il faillit passer de l'autre côté! L'empereur qui regardait la scène des marches du palais le sermona et lui dit: "Mon bon monsieur, vous êtes souple et rapide, agile et têtu et comme le calme de l'empire est déjà troublé pas les tempêtes de nombreuses guerres, je préfère qu'un prêtre comme vous reste à ma cour. Restez avec nous et travaillez avec nous à ces travaux aussi longtemps que vous pourrez monter votre cheval avec autant d'agilité!"
7. Lorsque je parlais de l'arrangement des répons, j'ai oublié des règles pour la lecture. Aussi j'y consacre quelques mots maintenant. Au palais du très instruit Charles, personne ne désignait au lecteur les passages qu'il avait à lire. Pas un sceau voire une marque d'ongle, rien. Chacun devait être très familier du texte de la lecture de façon que s'il venait à être appelé brusquement à lire, il puisse le faire. C'était le roi qui désignait qui devait lire, en le désignant du doigt, ou avec son bâton ou en lui envoyant l'un de ceux qui étaient près de lui. L'empereur marquait la fin de la lecture par un son guttural. Et chacun veillait à ce point à ce signal, qu'ils s'arrêtaient immédiatement, qu'ils aient été à la fin d'une phrase ou au contraire au milieu d'une clause ou d'une sous-clause et quelqu'ainsi ait pu sembler étrange là ou finissait et reprenait la lecture. D'où qu'il advint que tous au palais étaient d'excellents lecteurs. Même s'ils ne comprenaient pas ce qu'ils lisaient. Aucun hôte étranger ou même une personne de haut rang n'osaient entrer au choeur à moins de savoir chanter et lire
8. Un jour que Charles était arrivé à l'un des palais au cours de l'un de ses voyages, un clerc, appartenant à la catégorie des moines errants, entra dans le choeur et ignorant complètement ces régles, en arriva bien vite à ne plus quoi savoir lire ou chanter. Aussi, le maître de choeur leva sa baguette et le menaça même de le frapper. Alors le pauvre clerc, ne sachant pas quoi faire, ne sachant pas vers qui se tourner, et n'osant pas sortir, fit tout simplement semblant de chanter, la tête penchée en arrière et les joues gonflées. Les autres ne purent s'empêcher de rire, mais le très vaillant empereur, que rien ne troublait jamais, pas même les grands évènements, fit semblant de ne pas relever que le moine faisait semblant de chanter, et attendit la fin de la messe. Il fit appeler le pauvre moine et, ayant pitié de ses efforts et de sa peur, l'apaisa en disant: "Grand merci, bon clerc, de votre chant et de vos efforts". Et il lui fit donner une livre d'argent pour soulager sa pauvreté
9. Mais il ne faudrait pas que je donne l'impression d'oublier ou négliger Alcuin. Aussi je vais faire ici cette vraie déclaration à propos de son énergie et de ses mérites: tous ses élèves sans exception se distinguèrent en devenant soit de saints abbés ou de saints évêques. Mon maître Grimald étudia les arts libéraux sous lui, d'abord en Gaule puis en Italie. Cependant ceux qui sont instruits en ces domaines pourraient m'accuser de faux lorsque je dis "tous ses élèves sans exception". Et c'est un fait qu'il y eut, dans ses écoles, deux jeunes hommes, fils d'un meunier qui était au service du monastère de St-Colomban, qui ne semblèrent pas à niveau pour devenir un évêché ou un monastère. Mais finalement, même ces deux personnes, probablement par l'influence de leur maître, parvinrent l'un après l'autre, à l'office de ministre au monastère de Bobbio, fonction dans laquelle ils firent preuve de la plus grande énergie. Ainsi le très glorieux Charles voyait fleurir l'étude des lettres à travers tout le royaume, mais il s'affligeait cependant que l'on n'atteignait pas à la maturité des Pères anciens. Aussi, un jour, n'y pouvant plus, il laissa exprimer son chagrin. "Est-ce que cela ne se pourrait pas que j'aie douze clercs aussi instruits en sagesse et aussi instruits que Jérôme et Augustin!?" Alors l'érudit Alcuin, se sentant effectivement ignorant en comparaison de tels noms, osa, d'une hardiesse que jamais personne n'atteint en la présence du terrible Charles, et dit, avec grande indignation dans son esprit mais aucune dans sa contenance: "Le Créateur du ciel et de la terre n'en a pas beaucoup comme ces hommes, et vous en voudriez douze!"
10. Il faut ici que je rapporte quelque chose que les hommes de maintenant auront du mal à croire. Car moi-même, qui écrit, et ne serait le respect que l'on doit à comment chantait nos pères plus qu'à la paresse actuelle, j'ai pu à peine croire que la différence est devenue telle entre notre manière de chanter et le style Romain. Car alors Charles, cet infatigable aimant Dieu, une fois qu'il put se féliciter de ce que tout le progrès qui était réalisable avait été réalisé pour ce qui était de la connaissance des lettres, fut fâché de constater combien les différentes provinces -et pas seulement les provinces mais aussi les districts et les villes- variaient grandement dans la louange du Seigneur, c'est-à-dire dans leur façon de chanter. Aussi il demanda au pape Etienne de glorieuse mémoire -ce même pape qui, après que Hidlerich, le roi des Francs ait été déposé et tonsuré, avait oint Charles gouvernant du royaume selon l'antique coutume du peuple- il demanda, disais-je, au pape Etienne de lui envoyer douze clercs profondément instruits du chant d'Eglise. Le pape donna son accord à ce voeu plein de vertue et à ce projet inspiré par Dieu et envoya à Charles, au pays des Francs depuis le siège apostolique, des clercs doués en matière de chant d'Eglise, au nombre de 12, comme les douze apôtres. Lorsque je disais "pays des Francs" juste ci-dessus, je voulais dire toutes les provinces au nord des Alpes. Car il est écrit "Dans ces jours dix hommes prendront pouvoir des toutes les langues des nations, et prendront même pouvoir du vêtement des Juifs". Et à cette époque, du fait de la gloire de Charles, les Gaulois, les Aquitains, les Eduens, les Espagnols, les Allemands et les Bavarois ne prenaient pas pour un petit honneur d'être jugés dignes d'être appelés les serviteurs des Francs. Or, quand lesdits clercs quittèrent Rome, et alors que, comme tous les Grecs et les Romains, ils jalousaient fortement la gloire des Francs, ils se consultèrent et ils décidèrent de varier leur façon de chanter de façon que le royaume et les dominions de Charles ne puissent jamais se réjouir dans l'unité et l'harmonie. Lorsqu'ils furent présentés à Charles, ils furent reçus avec beaucoup d'honneurs et on les envoya dans les principaux lieux où ils devaient enseigner. Et là, chacun là où il se trouvait, commença d'enseigner le chant d'une façon très différente, sans compter qu'ils enseignaient de toutes les manières les plus fausses qu'ils pouvaient inventer. Mais lorsque le très habile Charles vint célébrer, une année, la fête de la Naissance et de la Venue du Christ, à Trèves ou Metz, il y saisit et comprit, de façon très attentionnée et très intelligente, la façon que l'on avait d'y chanter. Et quand, l'année suivante, il célébra la même fête à Paris ou Tours, il trouva que le chant y était totalement différent. De plus, il réalisa que les clercs qu'il avait envoyés dans le royaume différaient dans ce qu'ils enseignaient, il rapporta toute l'affaire au pape Léon, de pieuse mémoire, qui avait succédé à Etienne. Le pape rappela les clercs à Rome et les condamna à l'exil ou à la prison perpétuelle, et il dit à Charles: "Si je vous envoie d'autres, il seront sans doute aveuglés de la même malice et ne manqueront de vous mentir également. Aussi, nous allons essayer de faire ainsi: vous allez m'envoyer deux de vos plus intelligent clercs, mais de telle façon que ceux de mon entourage ne sachent pas qu'ils sont de votre cour, et, avec l'aide de Dieu, ils parviendront à une connaissance parfaite du chant". Aussitôt dit, aussitôt fait. Et bientôt le pape put les renvoyer à Charles, excellemment entraînés. Charles garda l'un des clercs à la cour et il envoya le second à la cathédrale de Metz, à la requête de son fils Drogon, qui était l'évêque de cette ville. Et non seulement l'énergie du clerc fit merveille dans cette ville, mais, bientôt l'usage romain se répandit largement dans tout le pays Franc au point que tous ceux qui, aujourd'hui, y parlent latin appellent les chant ecclésiastique le chant messin (ou ceux qui parlent le Teuton ou le Tudesque disent le chant "mette"; la forme grecque est "mettisque"). Le très pieux empereur ordonna aussi à Pierre, le clerc qu'il avait gardé près de lui, de se rendre pour un temps au monastère de St-Gall. Là aussi Charles établit le chant tel qu'il est aujourd'hui, par le biais d'un manuel de chant authentique et donna de très précises instructions -car il fut toujours un chaud partisan de St-Gall- pour que la méthode romaine de chanter y soit enseignée et apprise. Il donna au monastère beaucoup d'argent et de nombreuses terres; il lui donna aussi des reliques, contenues dans un reliquaire d'or pur et de pierres précieuses, que l'on appelle le Sanctuaire de Charles
11. Il était dans l'habitude du très religieux et très modéré Charles de prendre de la nourriture pendant le Carême à la septième heure du jour, après avoir assister à la messe et aux laudes du soir. Ce faisant il ne rompait pas le jeûne car il suivait le commandement du Seigneur en mangeant à une heure plus précoce que ce qui est permis. Or un évêque, qui faisait affront au précepte de Salomon en étant juste mais peu sage, le lui reprocha injustement. Le très sage Charles cacha sa colère. Il reçut avec grande humilité l'admonition de l'évêque en disant: "Bon seigneur évêque, votre remontrance est juste. Et, de mon côté, j'aimerais que vous ne preniez pas de nourriture avant que le plus humble de mes servants, qui se trouve à ma cour, ait été nourri". Et c'est un fait que lorsque Charles mangeait, il était servi les ducs et par les gouvernants et les rois de divers peuples. And quand il avait terminé, ceux qui l'avaient servi mangeaient, et ils étaient servis par les comtes, les préfets, et les nobles de divers rangs. Et quand ceux-ci avaient terminé, c'était au tour des officiers militaires et les érudits du palais. Puis les chefs des différents départements du palais. Puis leurs subordonnés, puis les servants de ces servants. Et ainsi, les derniersà se nourrir ne pouvaient le faire qu'au milieu de la nuit. Aussi lorsque le Carême approcha de sa fin, et que l'évêque, pendant tout ce temps, avait dû attendre chaque jour aussi longtemps pour manger, le très compatissant Charles lui dit: "Et bien, sire évêque, je pense que vous avez compris pourquoi je dîne, en Carême, avant l'heure du soir. Ce n'est pas une question de non-respect de la règle, mais tout simplement le souci que les autres ne mangent pas à des heures indues"
12. Aussi une fois alors qu'il avait demandé à un évêque sa bénédiction, et qu'il avait remarqué que celui-ci, après avoir béni le pain, l'avait tranché et s'était servi en premier puis seulement lui en avait tendu, il lui dit: "Gardez tout le pain pour vous". Et il refusa d'être béni par l'évêque
13. Le très attentioné Charles ne voulut jamais donner plus d'un comté à gouverner à aucun de ses comtes, sauf à ceux qui vivaient aux frontières -ou marches- des Barbares. Et de la même manière jamais il ne voulut donner à un évêque une quelconque abbaye ou église qui relevait du trésor royal à moins qu'il n' y eut une raison spéciale. Lorsque ses conseillers ou ses amis lui demandaient la raison, il répondait: "Avec le revenu de ce domaine, avec cette petite abbaye ou cette petite église, je peux assurer la foi d'un vassal. Et un vassal est un homme d'autant de valeur qu'un évêque ou un comte, et peut-être de plus de valeur. Mais qu'il était nécessaire de donner plusieurs bénéfices à un homme, il le faisait. C'est ainsi qu'il le fit pour Udalric, frère de la grande Hildegarde, la mère des rois et des empereurs. Or il advint, qu'après la mort d'Hildegarde, Udalric, vint à être privé de ses honneurs du fait d'une offense. Un bouffon dit alors à l'oreille du très miséricordieux Charles: "Voici qu'Udalric, par la mort de sa soeur, a perdu ses deux honneurs, celui de l'Est, et celui de l'Ouest". Touché par ces mots, Charles rétablit dans l'instant Udalric dans tous ses honneurs. Par ailleurs Charles était très large et très libéral, lorsque la justice le commandait, pour certains lieux saints, comme cela va se voir
14. Il y avait un évêché, situé juste sur les chemins par lesquels Charles voyageait habituellement et qu'il pouvait difficilement éviter. Et l'évêque de cet endroit, toujours soucieux de plaire à l'empereur, mettait tout ce qu'il avait à la disposition de Charles. Mais il advint qu'un jour ce dernier vînt de façon inattendue et l'évêque, en grande hâte, dut aller ici et là, pour faire nettoyer et préparer les palais et les maisons mais aussi les villas et autres lieux. Ainsi fatigué et irrité, il vint au-devant de Charles. Le très pieux empereur le remarqua, et après avoir examiné le lieu en détail dit: "Mon bon hôte, vous faites toujours que tout est parfaitement propre lorsque j'arrive". Alors l'évêque, comme divinement inspiré, baissa la tête et prenant la main droite, jamais conquise, du roi, et cachant son irritation, l'embrassa et dit: "Il n'est que juste, seigneur, que, partout où vous vous rendez, tout soit parfaitement propre". Alors Charles, de tous les rois le plus sage, comprenant ce qui se passait, lui dit: "Si je vide, je sais aussi remplir". Et il ajouta: "Que ce domaine qui se trouve près de l'évêché soit à vous, et à vos successeurs, jusqu'à la fin des temps"
15. Lors de ce même voyage, il arriva près d'un autre évêque, dans la juridiction duquel il devait passer [ndt: il pourrait s'agir de la localité de Vabres, village proche de l'abbaye de Roquefort dont l'abbé était mitré; d'où que le fromage dont il va être question serait l'actuel Roquefort]. Or on était le 6ème jour de la semaine et le roi ne voulait bien sûr pas manger de viande, ni d'une bête, ni d'un quelconque oiseau. Mais l'évêque, du fait de comment étaient disposés les lieux, ne pouvait pas non plus disposer sur l'heure de poisson. Il fit alors apporter un excellent fromage, riche et crémeux. Alors le tempérant Charles, avec la bonne volonté dont il faisait toujours preuve, épargna tout effort supplémentaire à l'évêque et il accepta cette nourriture. Il prit alors son couteau, sépara la croûte qu'il ne pensait pas bonne. Mais l'évêque qui se tenait à côté comme un serviteur, se rapprocha et dit: "Pourquoi cela, seigneur Empereur? Vous écartez le meilleur!". Alors Charles, qui jamais ne trompait quiconque et jamais ne pensait que quiconque pût le tromper, suivant le conseil de l'évêque, prit un morceau de croûte et la mangea lentement. Et effectivement, il dit: "Vraiment, cela est bon, mon bon hôte!" et il ajouta: "Et bien, que chaque année, vous m'envoyiez à Aix deux chariots de tels fromages". L'évêque cependant s'alarma de ne pouvoir s'acquitter de cette obligation, et craignant de perdre son rang et son office, il dit: "Seigneur, je pourrai fournir les fromages, mais je pourrai pas dire si ceux-ci sont meilleurs ou ceux-là moins bons. Et j'en crains d'encourir votre désagrément". Alors Charles, de cette pénétration et de ce don à quoi rien ne pouvait échapper, même ce qui était nouveau ou étrange, parla ainsi à l'évêque, qui mangeant de ce fromage depuis qu'il était enfant, ne savait cependant pas les distinguer. "Coupez-les en deux, dit-il, puis réassemblez ceux que vous estimerez être de la meilleure qualité, gardez-les un temps dans votre cellier, puis envoyez-les moi. Et gardez le reste pour vous et votre clergé, et votre famille. C'est ce qui fut fait pendant deux ans et le roi ordonnait que les fromages envoyés soient reçus sans examen. Puis la troisième année, l'évêque en personne apporta ces fromages laborieusement collectés. Alors le très juste Charles, ayant pitié de son travail et de sa peur, ajouta aux possessions de l'évêché un excellent domaine, grâce auquel lui et ses successeurs purent augmenter leurs ressources en grain et en vin
16. Alors que nous avons montré comment le très sage Charles exhaltait les humbles, voyons maintenant comment il rabaissait les fiers. Il était un évêque qui recherchait outre mesure les vanités et la gloire des hommes. Le très rusé Charles l'apprit. Il dit à un marchand juif, qui avait l'habitude d'aller en Terre Sainte et d'en ramener des choses rares et merveilleuses dans nos pays d'au-delà la mer, de tromper l'évêque autant qu'il le pourrait. Alors ce Juif attrapa une souris, très ordinaire, et la bourra d'épices diverses, puis il l'offrit à la vente à l'évêque en lui disant que c'était là un animal très précieux, jamais vu jusque là, et qui venait de Judée. L'évêque, ravi pour ce qu'il prenait pour une bonne fortune, offrit trois livres d'argent au marchands pour ce bien précieux. Mais le Juif dit: "Quel prix pour un bien de tant de prix! Je ferais tout autant bien de la jeter à la mer plutôt que de la céder pour un prix aussi faible et aussi peu élevé!" Alors l'évêque, qui avait beaucoup de richesses et ne donnait jamais rien aux pauvres, offrit 10 livres d'argent. Mais le rusé marchand, avec une indignation fainte, dit: "Le Dieu d'Abraham m'interdit de perdre le fruit de mon travail et de mes voyages". Alors l'évêque avaricieux, totalement prix pour la bête, offrit 20 livres. Mais le Juif, se drapant dans sa dignité, enveloppa la souris dans une soie très précieuse et fit mine de partir. Alors l'évêque, complètement pris au piège, proposa en dernier prix un pleine mesure d'argent pour cet object sans prix. Le marchand cèda enfin, tout en montrant cependant qu'il faisait des efforts. Prenant l'argent, il se rendit chez l'empereur et lui raconta tout. Quelques jours plus tard, le roi convoqua tous les évêques et les principaux hommes de la province pour s'entretenir avec eux. Après que de nombreux autres sujets aient été abordés, il ordonna que fut apportée la mesure d'argent et la fit placer au milieu du palais. Alors, prenant la parole, il dit: "Pères et bergers, vous les évêques de notre Eglise, vous devriez vous préoccuper des pauvres, car ce sont la figure du Christ, plutôt que rechercher les vanités. Mais vous faites tout le contraire. Vous vous contentez de la vaine gloire et vous êtes avares, au-delà de tout." Puis il ajouta: "L'un de vous a donné tout cet argent pour une souris peinte!". Alors l'évêque qui avait été si méchamment trompé, se jeta aux pieds de Charles et demanda pardon. Charles le releva avec des mots appropriés et puis l'autorisa à partir tout confus
17. C'est à ce même évêque qu'avait été confiée la reine Hildegarde, lorsque le très guerrier Charles partit en campagne contre les Huns. L'évêque se gonfla alors tant de cette proximité d'avec la reine qu'il eut l'audace de lui demander de l'autoriser à utiliser le sceptre en ordre de l'incomparable Charles pour les jours de fêtes, au lieu de son bâton pastoral. La reine le trompa alors intelligemment. Elle dit qu'elle n'oserait pas elle-même donner le sceptre à qui que ce soit mais qu'elle allait transmettre la requête au roi. Aussi, quand le roi revint, elle lui raconta en plaisantant la folle requête de l'évêque. Le roi lui promit de faire tout ce qu'elle voulait. Aussi, lorsque toute l'Europe, pour ainsi dire, était venue féliciter Charles de sa victoire sur ces Huns aussi puissants, il prononça ces paroles, devant petits et grands: "Les évêques devraient mépriser ce monde et montrer l'exemple aux autres de rechercher les choses célestes. Mais maintenant, ils sont pris d'ambition, encore plus que le reste de l'humanité. Et l'un deux, non content de tenir le premier siège épiscopal d'Allemagne, s'est permis, sans mon autorisation, de demander mon sceptre en or, ce sceptre que je porte pour signifier ma volonté royale, pour s'en servir comme bâton pastoral!". Alors l'évêque coupable reconnut sa faute, fut pardonné, et se retira
18. Maintenant, seigneur empereur Charles, je crains que par mon désir d'obéir à vos ordres, d'encourir l'inimitié de tous ceux qui ont pris leurs voeux, et spécialement des plus hauts des clercs parmi eux. Mais je ne m'en soucie guère, dès lors que je ne suis pas privé de votre protection. Un jour, le très religieux empereur Charles donna l'ordre que tous les évêques à travers toute l'étendue de ses vastes domaines, prêchent dans la nef de leur cathédrale avant qu'un certain jour fût arrivé, à peine d'être privés de la dignité épiscopale. Pourquoi ai-je employé le mot "dignité", alors que l'apôtre dit: "Celui qui désire un évêché, désire un travail excellent". Mais, en vérité, ô toi le plus serein des rois, je dois confesser qu'il y a une grande "dignité" dans l'office, mais en fait pas le moindre "travail excellent" n'y est requis. Alors, à la suite de cet ordre, l'évêque dont il vient d'être question, s'alarma. La gloutonnerie et la fierté étaient son seul savoir et il craignait qu'en perdant son évêché, il perdrait dans le même temps son sort agréable. Aussi, le jour de ladite fête, il invita deux des chefs du palais, et après la lecture de la leçon, il monta au pupitre comme s'il allait s'adresser au peuple. Tout le monde se précipita pour profiter d'une occasion aussi inattendue, sauf un homme qui était roux et qui avait couvert sa tête de chiffons, car il n'avait pas de chapeau, et de manière folle, il avait honte d'être roux. Alors l'évêque, cet évêque de nom, mais pas d'actes, appela le gardien de la porte -or plutôt son "scario" (la dignité et la fonction portait le nom de cet édilat du temps des Romains) et dit: "Faites venir cet homme, avec le chapeau, qui se tient près de la porte de l'Eglise". Le portier se hâta, saisit le pauvre homme et commença à le tirer vers l'évêque. L'homme craignit quelque peine pour se tenir la tête couverte dans la maison de Dieu, et il résista de toutes ses forces pour ne pas être entraîné jusqu'à ce juge terrible. Mais l'évêque, depuis l'endroit élevé où il se tenait, s'adressant à ses vassaux, gronda le pauvre valet, et il cria, et prêcha ainsi: "Tenez-le! Ne le laissez pas s'échapper. De bonne grâce ou non, tu viendras" Quand à la fin la force ou la peur eut amené le pauvre homme, l'évêque cria: "Approche! Encore plus près" Alors il prit le couvre-chef de l'homme et cria au peuple: "Regardez vous tous. Le pauvre est roux!". Puis il retourna à l'autel et célébra la messe, ou du moins prétendit la célébrer. Quand la messe eut été ainsi célébrée, les hôtes furent invités dans la salle de réception. Elle était décorée de tapis de diverses couleurs, et de vêtements de toutes sortes. Et il y eut un magnifique banquet, servi dans la vaisselle d'or, d'argent et de pierres précieuses et le banquet avait été calculé pour déclencher l'appétit même de ceux qui étaient déjà bien nourris. L'évêque lui-même était assis sur les plus doux des coussins, vêtu de soies précieuses, portant la pourpre impériale. Il semblait un roi n'eût été le sceptre et le titre. Il était entouré d'une troupe de riches chevaliers en comparaison desquels les deux officiers du palais de Charles l'inconquis, bien qu'ils eussent été nobles, se sentaient bien moyens. Quand ils demandèrent à partir, après ce banquet merveilleux et plus que royal, l'évêque voulant montrer encore plus sa magnificence et sa gloire, fit venir des musiciens doués, musiciens dont la voix pouvait adoucir les coeurs les plus durs ou tourner en glace les flots rapides du Rhin. Et dans le même temps, toute sorte de boissons de choix, subtilement et différemment composées, furent offerts aux hôtes dans des bols d'or et de pierres précieuses, dont l'éclat se mêlait à celui des fleurs et des feuilles dont ils étaient couronnés. Mais les estomacs des deux officiers du palais ne pouvaient plus rien contenir et les verres restèrent inutilisés dans leurs mains. Mais des pâtissiers et des saucissiers, des serviteurs et des dresseurs de plats, vinrent offrir des préparations d'un art exquis afin de stimuler leur appétit au-delà ce ce que pouvaient contenir leurs estomacs. Ce fut un banquet tel qu'il n'y en eut jamais, même pour le grand Charles même. Quand le matin arriva et que l'évêque revint d'une certaine façon à une forme de sobriété, il eut peur de ce luxe dont il avait fait montre devant les serviteurs de l'empereur. Aussi, il les fit venir, les chargea de présents dignes d'un roi, et les supplia de parler de lui au terrible Charles en disant qu'il était un homme bon et d'une vie simple. Et surtout de dire comment il avait prêché en public, devant eux, dans la cathédrale. Lorsqu'ils furent rentrés au palais, Charles leur demanda pourquoi l'évêque les avaient invités. Ils tombèrent à ses pieds et dire: "Maître, c'était pour nous honorer en tant que nous vous représentions, bien au-delà de nous-mêmes". "Cet évêque, poursuivirent-ils, est en tout le meilleur et le plus loyal des évêques et il est absolument digne du plus haut rang dans l'Eglise. Car, si vous en croyez notre pauvre jugement, nous disons à votre sublîme majesté que nous l'avons entendu prêcher dans son église de la façon la plus propre à émouvoir". Alors l'empereur, qui connaissait le manque de talent de l'évêque les questionna plus avant quant à la manière de prêcher de celui-ci. Et alors, forcés, ils finirent par tout révéler. Alors l'empereur, à leur récit, vit que l'évêque avait fait un effort plutôt que de désobéir à l'ordre impérial et aussi, bien qu'il ne le méritait pas réellement, il l'autorisa à conserver l'évêché
19. Peu de temps après, un homme jeune, un parent de l'empereur, à l'occasion d'une fête, chanta l'Alleluiah d'une façon admirable. L'empereur se tourna vers ce même évêque et dit: "Mon clerc chante très bien". Mais cet homme stupide pensa que l'empereur plaisantait; et il ne savait pas qu'il s'agissait d'un parent de l'empereur. Il répondit: "N'importe quel quidam de nos campagnes chantonne aussi bien quand il mène ses boeufs à la charrue!" A cette réponse d'une telle vulgarité, l'empereur tourna sur lui l'éclair de ses yeux et l'abaissa, frappé de terreur, jusqu'au sol
[6 chapitres ont été omis par le traducteur car selon ce dernier, le moine de St-Gall, dans son désir de raconter une histoire intéressante et édifiante, s'engage dans un passage qui n'a plus aucun rapport avec Charlemagne et "est quelquefois offensant pour le goût moderne". Les histoires sont pour la plupart au discrédit de l'ordre épiscopal. Une phrase, cependant, du chapitre XXV mérite d'être notée, car elle indique les conceptions théocratiques de Charles: "le très religieux Charles" est appelé "episcopus episcoporum", c'est-à-dire "l'évêque des évêques"]
26. Mais bien que le reste des hommes puisse être trompé par les tours du démon et de ses anges, il est agréable de considérer le mot de Notre Seigneur, qui, en reconnaissance de la forte profession de Pierre avait dit: "Tu est Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. Et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle". Et même dans ces temps de grand péril et de méchanceté il a permis à son Eglise de rester inébranlée et solide. Or comme l'envie existe toujours chez les envieux, il est de coutume, et habituel pour les Romains de s'opposer, voire de combattre tous les papes forts, qui, de temps à autre, sont élevés au siège apostolique. C'est ainsi que certains Romains, aveuglés par l'envie, accusèrent le susdit pape Léon, de sainte mémoire d'un crime horrible et essayèrent de lui crever les yeux. Mais effrayés, et retenus par quelque impulsion divine, et après avoir en vain essayé de lui enlever les yeux, ils finirent par seulement leur porter des coups de couteau. Le pape, secrètement, fit parvenir ces nouvelles, par ses serviteurs, à Michel, empereur de Constantinople. Mais celui-ci refusa toute aide disant: "Le pape est indépendant dans son royaume, et ce royaume est bien plus élevé que le mien. Aussi doit-il lui-même se venger de ses ennemis" Aussi, le saint Léon invita Charles l'invaincu à venir à Rome. Suivant en cela le dessein de Dieu qui est que, comme Charles était déjà dans les faits gouvernant et empereur de nombreuses nations, il était bien qu'il portât le nom d'Empereur, César et Auguste, conférée à lui par l'autorité du siège apostolique. Aussi, Charles, toujours prêt à marcher et en équipage de guerre, bien qu'il ne sût rien de la cause de l'appel, se rendit immédiatement à Rome avec ses attendants et ses vassaux. Lui qui était à la tête du monde, il venait dans cette ville qui avait été un jour la capitale du monde. Et quand ce peuple sans maître apprit que le roi venait, d'un coup, tels des moineaux se cachant quand ils entendent la voix du maître, il s'enfuit et se cacha dans diverses retraites, celliers et antres. Mais nulle part cependant pouvaient-ils échapper à l'énergie et à la volonté de Charles. Et bientôt ils furent faits prisonniers et amener enchaînés à la cathédrale St-Pierre. Alors le courageux Père Léon prit l'évangile de Notre Seigneur Jésus-Christ et le tint au-dessus de sa tête, et, en présence de Charles et de ses chevaliers, en présence aussi de ses persécuteurs, il jura: "Qu'au jour du Jugement Dernier, je sois jugé digne du Royaume, car je suis innocent de l'accusation qui est faussement portée contre moi". De leur part, beaucoup de ceux qui avaient été faits prisonniers demandèrent à jurer sur la tombe de St Pierre. Mais Léon connaissait leur fausseté et il dit à Charles: "Ne tombez pas, je vous prie, serviteur invaincu de Dieu, dans leurs ruses. Car ils savent que St Pierre est toujours disposé à pardonner. Cherchez plutôt, dans les tombes des martyrs, celle qui porte le nom de St Pancras, cet enfant de 13 ans, et s'ils acceptent de jurer là, là vous saurez qu'ils diront juste". Et l'on fit comme le pape l'avait ordonné. Et lorsque l'on amena tous ces gens pour jurer sur la tombe, d'un coup certains tombèrent morts, d'autres furent saisis du démon et devinrent fou. Alors le terrible Charles dit à ses serviteurs: "Veillez à ce qu'aucun n'échappe!" Et il condamna tous ceux qui avaient été capturés soit à la mort, ou à l'emprisonnement perpétuel. Charles resta à Rome quelques jours. Alors l'évêque du siège apostolique convoqua des districts avoisinants tous ceux qui le voulaient et, en leur présence et en présence de tous les chevaliers de l'invaincu Charles, il le proclama Empereur, et Défenseur de l'Eglise romaine. Et Charles ne s'attendait pas à cela et, bien qu'il ne pouvait pas refuser ce qui semblait avoir été pré-décidé par la Providence, il reçut cependant ce titre sans montrer de reconnaissance. Car il pensait d'abord que les Grecs seraient encore plus jaloux que d'habitude et envisageraient de comment nuire au royaume des Francs et qu'ensuite qu'ils prendraient plus de précautions pour se prémunir d'une possible attaque soudaine de Charles contre leur royaume, afin de le joindre au sien. Le magnanime Charles se rappelait aussi comment des ambassadeurs du roi de Constantinople étaient venus à lui et lui avaient dit que leur maître voulait être son ami loyal et que s'ils devenaient des voisins plus proches il était déterminé à le traiter comme un fils et à soulager la pauvreté de Charles de ses ressources. Et qu'ayant entendu cela Charles, ne pouvant contenir l'ardeur de son coeur, s'était exclamé: "Oh! Si cette étendue d'eau ne se trouvait pas entre nous, soit nous nous diviserions tout l'Orient, soit nous le gouvernerions en commun". Mais le Seigneur, qui est à la fois celui qui donne et qui restaure la santé, montra à ce point sa reconnaissance de l'innoncence du bienheureux Léon qu'il lui redonna ses yeux, et ils furent plus brillants qu'avant ces cruelles et méchantes blessures, à cette exception que, pour prix de sa vertu, une cicatrice brillante, un peu comme un fil fin, marqua ses paupières
27 Les fous pourraient m'accuser de folie parce que j'ai fait dire à Charles que la mer, que l'empereur puissant appelait plaisamment une étendue d'eau, une petite piscine, se trouvait entre nous et les Grecs. Mais mes critiques doivent savoir qu'à cette époque les Bulgares et les Huns, et de nombreuses autres races puissantes, nous barraient le chemin des Grecs avec des forces encore inattaquées et intactes. Peu après, c'est vrai, le très guerrier Charles soit les jeta à terre, comme avec les Slaves et les Bulgares, soit les détruisit entièrement, comme il fit avec les Huns, cette race de fer et inflexible. Et je continuerai de parler de ces exploits dès que j'aurai donné une vue rapide des merveilleux bâtiments que Charles, Empereur, Auguste et César, suivant l'exemple du très-sage Salomon, construisit à Aix, soit pour le service de Dieu, soit pour lui ou pour les évêques, les abbés, les comtes et tous les hôtes qui venaient à lui de tous les coins du monde.
28 Lorsque Charles, l'empereur plein d'énergie put se reposer un moment, il ne chercha pas la facilité paresseuse, mais travailla au service de Dieu. Il désira ainsi construire sur son sol natal une cathédrale plus belle même que celles des Romains, et bientôt son voeu fut réalisé. Pour ce bâtiment, il fit venir des architectes et des artisans doués de tous les pays d'au-delà des mers, et surtout, il plaça à leur tête un abbé dont il connaissait la compétence en ce domaine sans toutefois connaître son caractère. Car alors que l'Auguste empereur partit un jour en voyage, l'abbé permit à quiconque payait suffisamment d'argent de rentrer chez lui, et il accabla ceux qui ne pouvaient acheter leur départ ou que leurs maîtres n'autorisaient pas à rentrer de travaux sans fin comme ceux qu'avaient imposé les Egyptiens au peuple de Dieu. Par de telles vilainies, il amassa une grande mass d'or, d'argent et de robes en soie. Ne laissant en vue, dans sa chambre, que les articles les moins précieux, il cachait dans des boîtes et des commodes les plus riches trésors. Mais, un jour, on vint lui annoncer que sa maison était en feu. Tout excité il courut jusque là et se fraya un chemin à travers les flammes, jusqu'à la chambre forte où se trouvaient ses bpîtes bourrées d'or. Il ne se contenta pas d'en prendre une, mais il voulut que tous ses serviteurs prissent une boîte chacun. Et, alors qu'il sortait enfin, une énorme poutre, délogée par le feu, tomba sur son crâne. Et ainsi son corps fut brûlé par le jugement de ce monde, et son âme par les flammes éternelles. C'est ainsi que le jugement de Dieu veillait sur le très religieux empereur Charles, lorsque l'attention du roi était retenue par les affaires de son royaume
29 A la construction de l'église, il y avait aussi un autre artisan, qui était le plus doué dans le travail du cuivre et du verre. Son nom était Tancho et il avait été moine à St-Gall à un moment. Or il fabriqua une cloche, et l'empereur fut ravi du timbre de celle-ci. Alors ce très habile ouvrier en cuivre, mais qui n'avait aussi que peu de chance, dit: "Seigneur empereur, donnez des ordres pour que l'on me donne un grand poids de cuivre et que je le raffine. Et au lieu d'étain, que l'on me donne tout l'argent dont j'ai besoin -au moins 100 livres- et je fondrai une telle cloche que celle-ci vous semblera muette en comparaison." Alors Charles, le plus libéral des monarques, qui, "si les richesses lui étaient abondantes, ne reposait pas son coeur sur elles" donna les ordres nécessaires, au grand bonheur du moine escroc. Il fondit et raffina le cuivre, mais, au lieu de l'argent, il utilisa la plus pure variété d'étain et il fit une cloche, beaucoup plus belle que la première, et, après l'avoir essayée, il l'apporta à l'empereur. Celui-ci admira sa forme exquise et ordonna que le battant soit inséré dans la cloche, et que la cloche soit installée dans la tour aux cloches. Ce fut vite fait. Mais quand le gardien de l'église, les attendants et m même les jeunes de l'endroit voulurent faire sonner la cloche, ils ne le purent. Alors le moine vint, saisit la corde et tira. Mais là, d'un coup, la masse de métal dévala toute la hauteur du clocher et tomba sur la tête du fondeur de cuivre qui avait triché, le tuant sur le coup. Elle continua sa course encore, à travers son corps, et toucha le sol, emportant ses entrailles. Quand on trouva le poids d'argent, le très juste Charles ordonna qu'il soit distribué entre les serviteurs les plus pauvres du palais
30. C'était la règle à l'époque que si un mandat impérial avait été pris ordonnant qu'une tâche soit accomplie, que ce soit un pont, un navire, une chaussée, ou le nettoyage, le pavage ou le remplissage d'une route boueuses, les comtes pouvaient faire exécuter le travail le moins important par le biais de leurs adjoints ou de leurs serviteurs. Mais pour les travaux les plus importants, et spécialement ceux d'une sorte spéciale, aucun duc ou comte, ou évêque ou abbé ne pouvait déléguer la tâche. Ainsi pour les arches du grand pont à Mayence. Là, c'est toute l'Europe, pour ainsi dire, qui y travailla dans une coopération ordonnée. Ce pont, d'ailleurs fut finalement détruit du fait de la vilainie de méchants voyous qui entendaient voler la marchandise des bateaux qui passaient en-dessous. Si une quelconque église du domaine royal souhaitait faire faire des plafonds sculptés ou des murs peints, les évêques et abbés du voisinage devaient prendre en charge les travaux. Mais s'il s'agissait de construire une nouvelle église, c'étaient tous les évêques, ducs et comtes, tous les abbés et les chefs des églises royales et quiconque était en charge d'un office public, qui devaient prendre part à la tâche et s'y atteler avec ardeur, des fondations au toit. On peut voir la preuve du talent de l'empereur à la cathédrale, à Aix. Elle semble à la fois une oeuvre mi-humaine et mi-divine. Cela se voit aussi dans les châteaux des divers dignitaires qui, selon le dessein de Charles, furent construits autour du palais, de telle façon que l'empereur, depuis la fenêtre de sa chambre, pouvait voir quiconque sortait ou entrait, et ce qui se faisait, alors que chacun se croyait à l'abri d'yeux indiscrets. Le talent de Charles se voit encore dans toutes les maisons de ses nobles qui furent élevées hautes de telle sorte qu'en-dessous des nobles, les serviteurs des nobles, et les serviteurs de ceux-ci, et tout un ensemble de personnes pouvaient être protégés de la pluie ou de la neige, du froid ou de la chaleur, sans pourtant être cachés à la vue du très vigilant Charles. Mais je suis prisonnier dans mon monastère et vos ministres sont libres. Aussi je vais leur laisser la tâche de décrire la cathédrale, pendant que je reviens à comment le jugement de Dieu se manifesta dans sa construction
31. Le très précautionneux Charles avait ordonné à des nobles du voisinage de soutenir de tout leur pouvoir les artisans qu'il avait mis à la tâche, et de leur fournir tout ce dont ils auraient besoin. Ces artisans qui venaient de loin, il en confia la charge à un dénommé Liutfrid, l'intendant du palais, lui disant de les nourrir et les vêtir et de prendre soin de leur fournir tout ce qui était nécessaire pour le bâtiment. L'intendant obéit aux ordres pendant le peu de temps que Charles resta sur place, mais il négligea sa tâche dès que l'empereur fut parti. Par le biais de cruelles tortures, il extorqua une telle somme d'argent des pauvres artisans que Dis et Pluton auront besoin d'un chameau pour transporter en enfer ses biens mal acquis. Et cela fut découvert ainsi. Le très glorieux Charles avait l'habitude d'aller à laudes la nuit, dans un manteau long et flottant, ce que l'on ne fait plus maintenant, ni l'on le sait. Puis, quand le matin était terminé, il retournait à sa chambre et s'habillait des robes impériales. Tous les clercs, eux, venaient déjà habillés à l'office de la nuit, puis ils attendait l'arrivée de l'empereur et la célébration de la messe soit dans l'église, soit sous le porche, que l'on appelait alors la cour extérieure. Quelquefois ils restaient éveillés, ou, quand l'un deux avait besoin de dormir, il appuyait sa tête sur la poitrine d'un compagnon. Or un pauvre clerc, qui allait souvent dans la maison de Liutfrid pour faire laver et racommoder ses vêtements -ses hardes devrais-je dire- dormait la tête sur les genous d'un de ses amis, quand, dans une vision, il vit un géant, plus grand que l'adversaire de St Antoine, venir de la cour du roi et traverser rapidement le pont, au-dessus d'un petit fleuve, et qui menait à la maison de l'intendant. Et le géant menait avec lui un énorme chameau, chargé de biens d'une valeur inestimable. Dans son rêve, le clerc fut frappé d'étonnement, et il demanda au géant qui il était et où il comptait aller. Le géant répondit: "Je viens de la maison du roi et je me rends chez Liutfrid. Et je vais mettre Liutfrid dans ces bagages, sur le chameau, et je les emmener, lui et les bagages, en enfer." Le clerc, alors s'éveilla, de peur que Charles ne le trouve endormi. Il redressa la tête et il pressa les autres de rester éveillé, et il cria: "Ecoutez, s'il vous plaît, ce rêve que je viens d'avoir! J'ai cru voir un autre Polyphème, celui qui marchait sur terre mais dont la tête touchait les étoiles et qui traversait la mer Ionienne sans mouiller son côté. Il se hâtait de la cour royale à la maison de Liutfrid avec un chameau de bât. Et lorsque je lui ai demandé la cause de son voyage, il m'a répondu: "Je vais mettre Liutfrid sur le chameau, et je vais l'emporter en enfer!" Le clerc avait à peine terminé de raconter son rêve, que de cette maison -que tous connaissaient si bien- vint une jeune fille qui tomba à leurs pieds et leur demanda de se rappeler son ami, Liutfrid, dans leurs prières. Et lorsqu'ils demandèrent la raison de ce qu'elle disait, elle dit: "Messeigneurs, nous étions sortis, en bonne santé, et, alors qu'un bon moment s'était passé, nous nous sommes mis à sa recherche, et nous l'avons trouvé mort". Quand l'empereur apprit cette mort soudaine, les artisans et les serviteurs de Liutfrid lui apprirent son comportement. Aussi, il ordonna que ses comptes soient examinés. On y trouva des biens d'une inestimable valeur, et quand l'empereur -le plus grand des juges après Dieu- sut par quelle méchanceté ils avaient été réunis, il rendit ce jugement public: "Que rien de ce qui avait été acquis en fraude, n'aille à la libération de son âme du purgatoire. Que son bien soit divisé entre les artisans qui travaillent à notre bâtiment, et les plus pauvres des serviteurs de notre palais."
32. Il faut maintenant que je parle aussi de deux choses qui arrivèrent aussi là. Il y avait un diacre qui suivait la coutume italienne et résistait à ce que veut la nature. C'est-à-dire qu'il allait aux bains, se rasait très près, polissait sa peau, nettoyait ses ongles et coupait ses cheveux aussi court que possible, comme si cela avait été fait au tour. Puis il mettait du lin et une robe blanche, et, car il ne voulait pas manquer son tour ou plutôt qu'il désirait donner un beau spectable, il allait lire l'évangile devant Dieu et ses Saints Anges, et en présence du très attentif roi. Cependant il faut croire, vu ce qui va suivre, qu'il ne se nettoyait pas les oreilles. En effet, alors qu'il lisait l'évangile, une araignée descendit du plafond le long de son fil, s'agrippa à la tête du diacre, puis remonta. Le très observateur empereur l'avait vu et il vit l'araignée refaire ce manège une deuxième, puis une troisième fois. Il fit cependant semblant de ne rien avoir vu, et le clerc, du fait de la présence de l'empereur, n'osait pas écarter l'araignée de la main, sans compter qu'il ne savait même pas que c'était une araignée qui lui en voulait. Il pensait que c'était simplement une mouche. Il termina la lecture, puis finit tout le reste de l'office. Mais lorsqu'il quitta la cathédrale, il commença bien vite à enfler. Et il mourut en moins d'une heure. Le très srupuleux Charles, dans la mesure où il avait vu le danger mais ne l'avait pas prévenu, se sentit coupable de meurtre, et fit pénitence publique
33. Aussi, le très glorieux Charles avait dans sa suite un clerc qui était insurpassé en de nombreux domaines. Et il fut dit de lui ce qui ne fut jamais dit d'un autre mortel, à savoir qu'il surpassait toute l'humanité dans la connaissance de la littérature sacrée et profane, en chant ecclésiastique ou de divertissement, en composition et en lecture de poésie, par la plénitude douce de sa voix et par le plaisir incroyable qu'il donnait. Les autres hommes ont habituellement des défauts qui compensent leur excellence. Ainsi Moïse celui qui donna la Loi, rempli de la sagesse de Dieu, se plaint cependant de ne pas être éloquent mais de parler avec lenteur, et d'être d'une "langue paresseuse". Et c'est pourquoi d'ailleurs, pour prendre conseil d'Eleasar, le grand prêtre, il envoya Josué car par l'autorité de Dieu, qui résidait en lui, il commandait même aux corps célestes. Ainsi aussi Notre-Seigneur Jésus-Christ ne permit pas que Jean le Baptiste fît des miracles, bien qu'il portât témoignage que "parmi ceux nés d'une femme, il ne s'en trouvait pas de plus grand". Et Jésus pria Pierre de révérer la sagesse de Paul, bien que Pierre, par la révélération du Père, l'ait reconnu et ait reçu de Lui les clés du royaume des cieux. Et Il permit que son disciple préféré, Jean, tombe dans un terreur si grande qu'il n'osa pas venir au Saint Sépulchre, alors que de simples femmes s'y étaient rendues de nombreuses fois. Mais, comme disent les Ecritures, "On donnera à celui qui a". Et ceux qui savent à qui ils doivent le peu qu'ils possèdent, ceux-là réussissent. Mais ceux qui ne savent pas qui est le dispensateur de leurs talents, ou qui, s'ils le connaissent, ne lui en rendent pas grâce, perdent le tout. C'est ainsi que ce merveilleux clerc, alors qu'il se tenait d'une façon amicale près du très glorieux empereur, disparut soudainement. L'invaincu empereur Charles fut interloqué d'un évènement aussi sans précédent et inattendu! Mais, une fois qu'il eut fait le signe de croix, il trouva, là où se trouvait le clerc, quelque chose qui ressemblait à un charbon, qui sentait mauvais, et qui venait juste de cesser de brûler
34. La mention du manteau traînant que l'empereur portait la nuit nous a détourné de comment il était habillé pour la guerre. C'est ainsi que les anciens Francs s'habillaient et s'équipaient pour la guerre: leurs bottes était dorées à l'extérieur et décorées de lacet de trois coudées de long. Les bandes molletières, de cuir, autour des jambes, étaient rouge. En-dessous, ils portaient, sur les jambes et les cuisses, du lin de même couleur, brodé avec art. Les lacets s'étendaient au-dessus de ces vêtements de lin et des bandes molletières entrecroisées, par endroits sous elles et à d'autres au-dessus, parfois devant la jambe et parfois derrière. Puis venait une riche chemise de lin et un baudrier avec boucle. La grande épée était entourée d'abord d'un fourreau, puis d'une couverture de cuir, et enfin d'une enveloppe en lin, durcie de cire brillante. Pour finir, ils portaient une cape blanc ou bleu en forme de double-carré, d'où que lorsqu'elle était placée sur les épaules, elle touchait les pieds devant et derrière. Sur les côtés, elle n'arrivait qu'aux genoux. A la main droite, le guerrier Franc portait un bâton, solide et terrible, en bois de pommier sauvage, avec des noeuds réguliers. Une main en or ou en argent, décorée de formes était attachée au bâton. Moi qui suis plus paresseux et plus lent qu'une tortue, je ne suis jamais allé dans le pays des Francs, mais c'est ainsi vêtu, resplendissant, que j'ai vu le roi des Francs au monastère de St-Gall. Mais les coutumes changent et quand les Francs, dans leurs guerres contre les Gaulois, virent que ceux-ci portaient fièrement de petites capes rayées, ils abandonnèrent leurs coutumes nationales et commencèrent d'imiter les Gaulois. D'abord, le plus strict des empereurs ne défendit pas les nouvelles habitudes, car elles semblait mieux adaptées à la guerre. Mais quand il vit que les Frisons abusaient de cette permission, et qu'ils vendaient ces capes courtes au même prix que les anciennes capes longues, il donna l'ordre que personne ne leur achète autre chose, au prix habituel, que les anciennes capes, larges et longues. Et il ajouta: "Qu'est-ce que peuvent bien apporter ces petites serviettes. Je ne peux pas m'en servir pour m'en couvrir dans mon lit. Et quand je suis à cheval, ils ne me protègent pas du vent ni de la pluie...".
Dans la préface de ce petit travail, j'ai dit que je ne suivrais que trois sources. Mais il se trouve que Werinbert, la principale de celles-ci, est mort il y a sept jours, et qu'aujourd'hui, le 13 mai, nous ses fils et disciples qui sommes privés de lui, nous allons lui rendre un hommage solennel, je vais terminer mon livre ici pour ce qui est de la piété du seigneur Charles et du soin dont il fit preuve envers l'Eglise, tous faits que j'avais pris des lèvres de Werinbert.
Le livre suivant, qui traite des guerres du très féroce Charles, se fonde sur le récit du père de Werinbert, Adalbert. Il a suivi son maître Kerold pour les guerres hunnique, saxonne et slave et, alors que j'étais enfant et lui un très vieil homme, j'ai vécu dans sa maison et il avait souvent l'habitude de me ranconter l'histoire de ces évènements. La plupart du temps, je ne voulais pas écouter et je me sauvais. Mais à la fin, par force, il me faisait écouter

Livre II regardant les guerres et les exploits militaires de Charles

Comme je vais fonder ce récit sur l'histoire dite par un homme du siècle, peu versé dans les lettres, je pense qu'il est bien que je commence par des réflexions sur l'histoire d'avant et lc crédit à apporter aux livres écrits. Quand Julien, que Dieu haïssait, fut tué dans la guerre Persique par un coup porté du ciel, non seulement les provinces trans-maritimes furent perdues pour l'Empire romain, mais aussi les provinces plus proches de Pannonie, Norique, et Rhétie, c'est-à-dire en d'autres termes les Germains et les Francs ou Gaulois. Alors les rois des Francs (ou Gaulois) commencèrent aussi à décliner car ils avaient tué St Didier, évêque de Vienne, et qu'ils avaient expulsé du royaume les très saints visiteurs qu'étaient Colomban et Gall. Là-dessus les Huns, qui avaient déjà ravagé la Francie et l'Aquitaine (c'est-à-dire les Gaules et les Espagnes), se répandirent avec toutes leurs forces, dévastèrent tout le pays comme un incendie qui marche sur un large front, puis emportèrent leur butin dans un repaire sûr. Or Adalbert, que j'ai déjà mentionné, avait l'habitude de décrire ce repaire comme suit. "La terre des Huns, disait-il, était entourée de neuf anneaux." Moi je ne pouvais pas imaginer d'anneaux autres que ceux, d'osier, qui servent pour les parcs à moutons, et je demandais: "Mais que voulez-vous dire par là, monseigneur?". "Et bien, disait-il, leur terre était fortifiée par 9 haies". Mais moi je ne connaissais pas d'autres haies que celles qui servent à protéger les champs de blé. Et je demandais de nouveau, et il me répondit: "Et bien, l'un des anneaux était si vaste qu'il contenait l'équivalent de tout le pays entre Tours et Constance. Il était fait de bois de chêne, de frêne et d'if et faisait 20 pieds de large et autant de haut. Tout l'espace entre était rempli de pierres et d'argile qui liait. Et la surface de ces grands remparts étaient couvertes de gazons et d'herbe. Dans les limites de ce premier "ring" étaient plantés des arbustes d'une espèce telle que même une fois élagués et courbés, ils continuaient de faire des pousses et des feuilles. Par ailleurs, à l'intérieur du premier ring, des hameaux et des maisons se trouvaient, et de telle sorte qu'une voix d'homme pouvait se transmettre de l'un à l'autre. Et à l'opposé des maisons, à intervalle le long de ces murs invincibles, des portes, de grande taille aussi, étaient construites. Et c'était par là que les habitants de toute la contrée se déversaient en expéditions de maraude. Le deuxième anneau était fait comme le premier et il était distant de 20 miles teutoniques -soit 40 miles italiens- du troisième. Et ainsi jusqu'au 9ème ring. Et bien sûr, chaque ring était beaucoup plus petit en superficie que le précédent. Mais dans chaque ring, les domaines et les maisons étaient ainsi organisés que le son d'une trompette pouvait transmettre les nouvelles de l'un à l'autre des lieux d'habitation." Et pendant 200 ans et plus les Huns avaient amassé les fortunes des états de l'Ouest à l'intérieur de ces fortifications. Et comme les Goths et les Vandales troublaient aussi, à la même époque, le repos du monde, le monde occidental avait été presqu'entièrement transformé en désert. Mais il ne fallut que huit ans au très invaincu Charles pour les soumettre, et à un point qu'il ne permit qu'à peine que quelques restes d'eux subsistent. Il ne s'intéressa que peu aux Bulgares, car, une fois, les Huns détruits, il ne semblait pas probable qu'ils puissent nuire en quelque façon au royaume des Francs. Tout le butin des Huns, qui fut trouvé en Pannonie, fut partagé avec largesse par Charles entre les évêchés et les monastères
2. Pour ce qui est de la guerre saxonne, dans laquelle il s'engagea en personne pendant un temps considérable, deux hommes privés -je connais leur nom, mais je m'interdis, par modestie, de les nommer- organisèrent une opération d'assaut et, avec un grand courage, il détruisirent les murs d'une très forte cité et ville fortifiée. Quand le très juste Charles vit cela, il fit de l'un d'eux, avec le consentement du maître de celui-ci, Herold, le commandant du pays entre le Rhin et les Alpes italiennes et il enrichit le second de dons de terres
3. A la même époque, les fils de deux nobles avaient pour charge de veiller à la porte de la tente de l'empereur. Mais, une nuit, ils se retrouvèrent raide soûls, imbibés d'alcool. Charles, éveillé, comme toujours, faisait le tour du camp. Lorsqu'il revint, il put entrer dans sa tente sans que personne ne lui demande rien... Au matin il vit venir à lui les chefs de son royaume et leur demanda quel était le punissement dû à l'encontre de gens trahissant le roi des Francs aux mains de l'ennemi. Alors ces nobles, ignorant ce qui s'était passé, dirent qu'un tel agissement méritait la mort. Mais Charles se contenta de les réprimander sévèrement, et il les laissa partir saufs
4. Il y avait également avec lui deux bâtards, fils d'une concubine. Comme ils s'étaient battus très bravement pendant la bataille, l'empereur demanda de qui ils étaient les enfants et où ils étaient nés. Quand il fut informé du fait, il les appela à sa tente à midi et dit: "Mes bons camarades, je veux que vous me serviez, et que vous ne serviez que moi". Ils proclamèrent qu'ils n'étaient là pour rien d'autre que pour même la plus petite des places à son service. "Et bien, dit Charles, vous servirez dans le service de ma chambre". Il cachèrent leur indignation et dirent qu'ils en étaient heureux. Mais bientôt ils mirent à profit que l'empereur avait commencé de dormir profondément pour s'enfuir jusqu'au camp de l'ennemi et, dans l'affrontement qui suivit, effacèrent la tâche de la servitude de leur propre sang et de celui de l'ennemi
5. Mais des faits comme ceux-là n'empêchaient pas l'empereur à l'âme élevée, d'envoyer de fréquents messagers, porteurs de lettres et de présents, aux rois des régions les plus éloignées. Et ceux-ci, à leur tour, renvoyait tous les hommages que leur pays pouvait permettre. Depuis le théâtre d'opérations de la guerre contre les Saxons, il envoya des messagers au roi de Constantinople. Et celui-ci demanda si le royaume de "son fils Charles" était en paix ou bien était envahi par des peuples voisins. Le chef des envoyés fit alors cette réponse que la paix règnait partout, sinon qu'une certaine race, appelée les Saxons, dérangeaient les territoires des Francs par de fréquents raids. Sur quoi le roi Grec, paresseux et peu porté à la guerre répondit: "Peuh! Pourquoi mon fils se préoccupe-t-il tant d'un ennemi insignifiant, qui ne possède ni renommée ni valeur? Je vais vous donner cette race des Saxons et tout ce qui leur appartient". Quand l'envoyé, à son retour, délivra le message au très guerrier roi Charles, celui-ci sourit et dit: "Le roi se serait montré plus aimable s'il vous avait donné un couvre-jambes pour le long voyage que vous avez fait"
6. Je ne cacherai pas la sage réponse que cet envoyé avait faite pendant son ambassade en Grèce. Il arriva avec ses compagnons, à l'automne, dans l'une des villes royales. Le parti fut divisé pour participer aux divertissements et l'envoyé dont je parle avait été logé chez un évêque. Celui-ci s'adonnait au jeûne et à la prière, et laissait l'envoyé périr d'une faim presque continuelle. Mais, avec les premiers jours du printemps, il présenta l'envoyé au roi. Le roi lui demanda son opinion sur l'évêque. Alors, dans un profond soupir qui venait du fond du coeur, l'envoyé dit: "Votre évêque atteint le plus haut point de la sainteté qui peut être atteint sans l'aide de Dieu". Le roi fut étonné et dit: "Quoi! Un homme pourrait être saint sans Dieu?". Alors l'envoyé dit: "Il est écrit, "Dieu est amour", et de cette grâce il manque totalement". Aussitôt le roi de Constantinople l'invita à sa table et le plaça parmi ses nobles. Or ceux-ci avaient pour coutume que quiconque mangeait à la table du roi, qu'il fût du pays ou étranger, ne devait retourner un animal, ou une partie d'animal. On ne devait manger que la partie avant de ce qui était servi. C'est ainsi qu'on lui servit, dans le plat qui était devant lui, un poisson de rivière, couvert d' épices. L'envoyé ne savait rien de la coutume et il tourna le poisson, ce qui déclencha la colère des nobles. Ils se levèrent et crièrent: "Maître, vous êtes déshonoré, comme jamais aucun autre roi ne l'a été avant vous!". Alors le roi grogna et dit à notre envoyé: "Je ne peux les contredire. Il faut que je vous fasse mettre à mort immédiatement. Mais demandez-moi n'importe quelle faveur et je vous l'accorderai". L'envoyé réfléchit un moment, puis, pour que tous l'entendent, il dit: "Je vous prie, seigneur empereur, que selon ce que vous avez dit, vous m'accordiez cette petite demande". Et le roi dit: "Dites ce que vous voulez, et vous l'aurez. Sauf que je ne peux vous accorder la vie, car cela est contraire à la loi des Grecs". Alors l'envoyé dit: "Alors que ma dernière heure arrive, voilà: que quiconque m'a vu retourner le poisson soit privé de ses yeux". Le roi fut étonné de la demande. Il jura, par le Christ, que, personnellement, il n'avait rien vu, mais qu'il n'avait fait que faire confiance à ce que lui avaient rapporté les autres. Puis la reine, elle-même, se disculpa: "Par la bienveillante Mère de Dieu, la Sainte Marie, je n'ai rien vu!". Et les autres nobles, pour échapper à ce qui menaçait, jurèrent, l'un par le gardien des clés du ciel, l'autre par l'apôtre des Gentils, et toute la suite par la vertu des anges et les compagnies des saints, qu'ils n'étaient pas concernés par la demande de l'envoyé Franc. Et c'est ainsi que celui-ci l'emporta sur les Grecs à la tête vide dans leur propre pays, et qu'il revint chez nous sain et sauf. Quelques années plus tard, le jamais las Charles envoya en Grèce un évêque qui était remarquable à la fois pour ses dons physiques et mentaux, ainsi qu'avec lui, le très noble duc Hugo. Après un long délai, il furent enfin amenés en la présence du roi, puis ils furent envoyés en toutes sortes d'endroits. Finalement, ils furent autorisés à rentrer et ils s'en revinrent, après avoir payé exagérément pour leur voyage par terre et par mer. Peu de temps après, le roi Grec envoya des envoyés au très glorieux Charles. Il se trouva que l'évêque et le duc dont je viens de parler se trouvaient justement avec l'empereur. Quand on annonça que les envoyés grecs arrivaient, ils conseillèrent au très sage Charles que l'on les mène à travers les montagnes et les déserts de telle sorte qu'ils ne soient amenés devant l'empereur que lorsque leurs vêtements aient été usés et déchirés et que leur argent ait été entièrement dépensé. C'est ce qui fut fait. Et lorsqu'ils arrivèrent enfin, l'évêque et le duc demandèrent au comte des écuries de prendre place sur un haut trône, au milieu de ses appartements, de telle sorte que l'on ne put que penser que c'était lui l'empereur. Quand les envoyés grecs le virent, ils se jetèrent à terre et voulurent le vénérer. Mais ils en furent empêchés par ses serviteurs et on les força à aller encore plus avant dans le palais. Alors, là, ils virent le comte du palais qui présidait à un rassemblement de nobles et, de nouveau, ils pensèrent qu'ils avait à faire à l'empereur, et ils se jetèrent à terre. Mais ceux qui étaient là, en les bousculant, les firent continuer leur chemin en disant: "Ce n'est pas l'empereur!" Alors, ils tombèrent sur le maître de la table royale, entouré de sa noble troupe de servants. Et de nouveau, ils se jetèrent au sol en pensant que c'était l'empereur. De nouveau renvoyés plus loin, ils virent alors les chambellans de l'empereur et leur chef, qui étaient en train de tenir une assemblée. Et les envoyés grecs ne doutèrent pas qu'ils étaient en présence du premier des êtres vivants. Mais le chef des chambellans, à son tour, nia être l'empereur. Il promit cependant qu'il allait user de son influence auprès des nobles du palais, de telle sorte que, si cela était possible, ils puissent être amenés en la présence du très Auguste empereur. Alors, des serviteurs de la personne impériale vinrent et ils les amenèrent, avec tous les honneurs dûs à leur rang, en présence de l'empereur. Charles, le plus gracieux des rois, se trouvait près d'une fenêtre ouverte, appuyé sur l'évêque Heitto, car c'était le nom de cet évêque qui avait été envoyé à Constantinople. L'empereur était revêtu de pierres et d'or, et resplendissait comme le soleil à son lever. Et autour de lui, se tenaient debout, comme si c'eut été la chevalerie céleste, trois jeunes hommes, qui étaient ses fils et qui, depuis, ont été associés au gouvernement du royaume. Et aussi les filles de l'empereur, et leur mère, parées de leur sagesse et de leur beauté, autant que de perles. Et les chefs de l'Eglise, insurpassés en dignité et vertu, et les abbés distingués par leur haute naissance et leur sainteté, et les nobles, comme Joshua lorsqu'il était apparu dans le camp de Gilgal, et une armée, semblable à celle qui avait déloger les Syriens et les Assyriens de Samarie. Et si David s'était trouvé là, ils aurait pu chanter: "Rois de la Terre, et vous tous les peuples, princes et vous, tous les juges de la Terre, vous les hommes jeunes, et vous les jeunes filles, vous les vieillards et vous les enfants, louons le nom du Seigneur!" Alors, les envoyés des Grecs furent frappés de stupeur. Leur esprit les quitta et leur courage faiblit. Incapables de prononcer un mot et presque sans vie, ils tombèrent au sol. Mais le très bienveillant empereur les releva, et essaya de les réconforter de mots encourageants. Enfin la vie commença de leur revenir, mais, quand ils virent qu'Heitto, qu'ils avaient, lors du voyage de celui-ci, méprisé et rejeté, tenu en si grand honneur, de nouveau, ils faiblirent et tombèrent encore au sol. Il fallut que le roi leur promit par le Roi des Cieux qu'il ne leur serait fait aucun mal. Ils s'accrochèrent à cette parole et se reprirent à agir avec un peu plus de confiance. Puis, ils repartirent chez eux, et on ne les revit jamais plus
7. Et ici, il faut que je répète que le très illustre Charles avait à sa disposition des hommes de la plus grande intelligence dans toutes les fonctions. Alors que les laudes du matin avaient été célébrées,devant l'empereur, pour l'octave de l'Epiphanie, les Grecs avaient, en privé, chanté leurs psaumes, dans leur langue, à Dieu, sur la même mélodie et le même sujet que "Veterem hominem" et ce qui suit, de notre Missel. L'empereur ordonna alors à l'un de ses chapelains, qui comprenait le grec, de traduire leur psaume en latin en conservant la mélodie. Il fallait, de plus, que chaque syllabe séparée correspondît à une note de musique séparée, de telle sorte que les psaumes latin et grec se ressemblent l'un à l'autre, autant que les deux langages le permettait. Le travail fut fait, et les psaumes furent écrits sur ce ême rythme. Dans l'un deux, "conteruit" avait été substitué à "contrivit". Ces mêmes Grecs avaient apporté avec eux toutes sortes d'orgues ainsi que d'autres instruments d'espèces diverses. De façon secrète, des artisans du très sage Charles, les examinèrent, puis les reproduisirent à l'identique. Le principal de ces instruments était un "orgue de musiciens", dont les grandes armoires étaient de cuivre. Et des soufflets en peau de boeuf envoyaient l'air dans des tuyaux de cuivre. La basse de cet orgue était semblable au grondement du tonnerre alors qu'en douceur, il égalait le tintement de la lyre ou de la cymbal. Mais ce n'est ni lieu ni le moment de dire ici où l'orgue fut installé, combien de temps il dura, ni comment il périt en même temps que d'autres malheurs s'étaient abattus sur l'état
8. C'est à peu près à la même époque que des envoyés Persans étaient venus dans l'empire. Ils ne savaient pas où se trouvait la terre des Francs et, comme ils connaissaient par contre la renommée de Rome, et qu'ils savaient que Charles régnait aussi sur la ville, ils furent déjà contents d'atteindre la côte de l'Italie. Ils virent les évêques de Campanie et de Toscane, d'Emilie et de Ligurie, de Bourgogne et de Gaule, les abbés et les comtes de ces contrées, et ils leur expliquèrent les raisons de leur voyage. Cependant, tous les trompèrent ou les renvoyèrent. De telle sorte qu'une année se passa avant que, fatigués et les pieds endoloris de leur long voyage, ils finissent par arriver à Aix-la-Chapelle et rencontrent Charles, le très renommé des rois par raison de ses vertus. Ils arrivèrent au cours de la dernière semaine de Carême et, la nouvelle de leur arrivée ayant été portée à l'empereur, celui-ci repoussa leur présentation jusqu'à la veille de Pâques. Alors, quand cet incomparable monarque eut été vêtu d'une magnificence incomparable pour la plus importante des fêtes, il ordonna que l'on lui présenta les envoyés de cette race qui avait un jour tenu le monde dans la crainte. Les Perses furent si terrifiés à la vue du très magnifique empereur, que l'on aurait dit qu'ils n'avaient jamais vu de roi ni d'empereur auparavant. Cela n'empêcha pas le roi de les recevoir très royalement et de leur accorder ce privilège de pouvoir se rendre où ils l'entendaient, comme s'ils avaient été ses enfants, et de pouvoir examiner tout, et de poser les questions qu'ils voulaient et de s'enquérir comme ils l'entendaient. Ils bondirent de joie à cette faveur et considérèrent à son juste prix -d'une valeur supérieure à toutes les richesses de l'Orient- de pouvoir suivre Charles de près, de le regarder, et de l'admirer. Ils montèrent dans le déambulatoire qui fait le tour de la nef de la cathédrale et, de là-haut, regardèrent le clergé et les nobles. Puis, ils revinrent vers l'empereur, et, emportés par leur grande joie, ils ne purent se retenir de rire fort. Ils tapaient dans leurs mains, en disant: "Jusque là nous n'avons vu que des hommes d'argile! Mais là, ce sont des hommes d'or que nous avons vus!" Et puis ils s'avancèrent vers les nobles, un à un, et ils regardèrent avec émerveillement leurs armes et leurs habits, qui leur étaient si étrangers. Puis, ils revinrent près de l'empereur, qu'il considérèrent avec un émerveillement encore plus grand. Cette nuit, et le dimanche suivant, ils le passèrent tout entier dans l'église, et le plus saint des jours même, ils furent invités par le très mugnificent Charles à un banquet splendide, auquel participaient les nobles du pays des Francs et d'Europe. Et ils furent si tupéfaits de l'étrangeté de tout ce qu'ils voyaient, qu'à la fin, ils avaient à peine mangé. Puis, comme dit le poème, Quand le Matin, quittant le lit de Tithon, Illumina toute la Terre de la torche de Phoebus", Charles qui ne supportait jamais l'oisiveté et la paresse, sortit chasser le bison et l'aurochs dans les bois. Et il fit faire des préparatifs pour que les envoyés Persans puissent l'accompagner. Mais, lorsqu'ils virent les animaux immenses, ils furent frappés d'une grande peur et ils tournèrent les talons et s'enfuirent. Mais, alors que Charles, ce héros intrépide, montant un destrier de haut courage, s'approchait de l'une des bêtes et tirait son épée pour lui trancher la nuque, il manqua son coup. Et la bête, monstrueuse, déchira le soulier et les bandes molletières de l'empereur et, blessant légèrement son mollet de la pointe de sa corne, elle le fit légèrement boîter pendant quelque temps. L'empereur, furieux d'avoir manqué la bête, s'enfuit vers l'abri d'une vallée fortement couverte de rochers et d'arbres. Tous les serviteurs voulaient se défaire de leurs braies pour les donner à Charles, mais il le leur défendit, disant: "Je vais aller ainsi voir Hildegarde". Alors Isambard, le fils de Warin -ce Warin qui persécuta votre saint patron Saint Othmar, poursuivit la bête et, n'osant pas s'en approcher plus près, lança sa lance et la perça jusqu'au coeur, entre l'épaule et la trachée, et il la rapporta, encore chaude, à l'empereur. L'empereur ne sembla pas accorder d'importance à l'accident. Il donna la carcasse à ses compagnons, et il rentra. Il fit appeler alors la reine, lui montra de quelle façon, ses bandes molletières avaient été déchirées et dit: "A votre avis, l'homme qui m'a sauvé d'un tel ennemi, que mérite-t-il?" Et la reine répondit: "Il mérite le plus grand des bienfaits". Et l'empereur raconta toute l'histoire et montra les énormes cornes de la bête, en témoignage de ce qu'il disait. A tel point que l'impératrice soupirait, pleurait et se frappait la poitrine. Mais quand elle apprit que c'était Isambard qui avait sauvé l'empereur de ce péril terrible, Isambard qui était alors en défaveur et qui avait été privé de tous ses offices, elle se jeta aux pieds de Charles et le persuada de le restaurer dans toutes ses prérogatives. Ce qui fut fait, et une largesse supplémentaire lui fut attribuée. Ces mêmes envoyés de Perse avaient apporté à l'empereur un éléphant, des singes, des baumes, du nard, des onguents de toutes sortes, des épices, des encens et de nombreuses variétés de drogues, en telle profusion qu'il semblait que l'on avait vidé tout l'Orient pour remplir l'Occident. Ils en vinrent bientôt à se trouver en termes très familiers avec l'empereur. Et un jour, alors qu'ils étaient d'une humeur particulièrement joyeuse, et qu'ils s'étaient un peu échauffés avec de la bière forte, ils plaisantèrent ainsi: "Sire Empereur, votre pouvoir est grand en vérité. Mais bien moins que la relation qui en est faite dans tous les royaumes d'Orient et qui s'y est répandue ..." Lorsque l'empereur entendit cela, il cacha son profond déplaisir et, plaisantant à son tour, il demanda: "Pourquoi dites-vous cela, mes enfants? Comment une pareille idée a bien pu vous venir à l'esprit? ..." Alors, les envoyés Perses, revenant au début de leur pérégrination, lui racontèrent tout ce qui leur était arrivé dans les terres d'au-delà la mer. Et ils dirent: "Nous, Perses et Mèdes, Arméniens, Indiens, Parthes, Elamites, et tous les habitants de l'Orient, nous vous craignons bien plus que nous ne craignons notre propre souverain, Haroun. Et les Macédoniens et tous les Grecs, comment dire, ils commencent de craindre votre grandeur envahissante plus que les vagues de la mer Ionienne. Et les habitants de toutes les îles par lesquelles nous sommes passés étaient tous prêts à vous obéir, et tous aussi dévoués à vous que s'ils avaient été élevés dans votre palais et comblés de vos faveurs. Mais, cependant, il faut bien dire que les nobles de votre propre royaume, nous semble-t-il, semblent peu se préoccuper de vous, si ce n'est lorsqu'ils sont en votre présence. Car, au début de notre voyage, lorsque nous nous sommes présentés à eux en tant qu'étrangers, et que nous les avons prié de faire preuve à notre égard, par amour de vous, de quelque bienveillance, vous vers qui nous désirions nous rendre, ils ne se sont pas souciés de nous, et nous ont renvoyés les mains vides". Alors, l'empereur déposséda de tous les offices qu'ils tenaient tous les comtes et les abbés dont les envoyés Persans avaient traversé les territoires, et il frappa les évêques d'une amende en forme d'une énorme somme d'argent. Puis il ordonna que l'on raccompagne dans leur pays les envoyés, avec toutes les attentions et les honneurs qui leur étaient dûs
9. Vinrent aussi à lui des ambassadeurs du roi des Africains, apportant un lion de Marmorée et un ours de Numidie, ainsi que du fer d'Espagne et de la pourpre de Tyr et d'autres produits notables de ces régions. Le très magnificent Charles savait que le roi et tous les habitants d'Afrique souffraient d'une constante pauvreté. Aussi, non seulement à cette occasion, mais aussi tout au long de sa vie, il leur fit cadeau des richesses de l'Europe, du blé, du vin et de l'huile, et il leur accorda une aide sans contrepartie. Et ainsi, ils lui demeurèrent constamment loyaux et obéissants, et il reçut d'eux un tribut considérable. Peu de temps après, l'empereur jamais las envoya à l'empereur des Perses des chevaux, et des mules d'Espagne, des robes de Frise, blanches, grises, rouges et bleues qu'on lui avait dites être rarement trouvées en Perse et être hautement appréciées. Il lui envoya également des chiens d'une rapidité et d'une férocité remarquables, tels que le roi de Perse l'avait demandé pour chasser et attraper les lions et les tigres. Le roi de Perse ne jeta pas un regard très attentionné sur tous les autres présents, mais il demanda avec beaucoup d'intérêt aux envoyés de l'empereur quelles sortes de bêtes et d'animaux sauvages les chiens avaient l'habitude de combattre. On lui répondit que ces chiens pouvaient rapidement venir à bout de tout ce à quoi on les mettrait. "Bien, dit le roi, la pratique va nous le montrer". Le jour suivant, on entendit les bergers crier bruyamment alors qu'ils fuyaient un lion. Lorsque l'on entendit ce bruit dans le palais du roi, celui-ci dit aux envoyés: "Et bien, mes amis du pays des Francs, c'est maintenant le moment de monter sur vos chevaux et de me suivre!" Et, avec enthousiasme, ils suivirent le roi comme s'ils n'avaient jamais rien su de la peine et de la fatigue. Alors, bien qu'il eut été encore assez loin, ils arrivèrent en vue du lion. Le satrape des satrapes dit alors: "Lâchez vos chiens contre le lion!" Ils obéirent et galopèrent ardemment en avant. Alors les chiens d'Allemagne attrapèrent le lion de Perse, et les ambassadeurs francs le tuèrent de leurs épées en métal du Nord, des ces épées qu'ils avaient déjà trempées dans le sang des Saxons. A cette vue, Haroun, le plus courageux héritier de ce nom, comprit, à de très petits signes, la force supérieure qu'était la force de Charles et il prononça cette louange: "Maintenant, je sais que ce que l'on m'a dit de mon frère Charles est vrai! Que par la pratique fréquente de la chasse, et par l'entraînement sans relâche de son corps et son esprit, il a ainsi acquis l'habitude de soumettre tout ce qui se trouve sous les cieux. Quelle récompense digne des honneurs qu'il m'a accordés pourrai-je lui donner!? Et si je lui donnais cette terre qui a été promise à Abraham et montrée à Joshua? Mais si je la lui donne, elle est tellement loin du pays Franc qu'il ne pourra pas la défendre contre les barbares! Ou si, tel le roi à l'âme élevée qu'il est, il vient la défendre, je crains que les provinces qui se trouvent sur les frontières de son royaume ne se révoltent contre son empire! Et bien, je vais ainsi essayer de montrer ma gratitude de sa générosité. Je vais remettre cette terre en son pouvoir et je la gouvernerai en tant que son représentant! Chaque fois qu'il le voudra, ou chaque fois qu'il y en aura une bonne opportunité, il m'enverra des ambassadeurs, et, de mon côté, je serai le gestionnaire fidèle du revenu de cette province". Ainsi se réalisa ce que le poète décrivait comme impossible: "Les yeux du Parthe salueront le fleuve Arar, Et les ondes du Tigre viendront battre les pieds du Germain", car, par l'énergie du très vigoureux Charles, il se trouva que non seulement il fut possible, et même facile, à ses envoyés d'aller en Parthie et d'en revenir, mais qu'il fut également facile aux envoyés d'Haroun, jeunes ou vieux, de passer de Parthie en Germanie et de rentrer de Germanie en Parthie. Et l'on peut dire que ce qu'a dit le poète reste vrai, quelle que puisse être l'interprétation que les grammairiens font de ce qu'est le fleuve Arar, que ce soit un affluent du Rhône ou du Rhin, car, du fait qu'ils ne savent pas où se trouve ce fleuve, ils ont sombré dans la confusion. Je pourrais appeler la Germanie à porter témoignage de mes mots, car, au temps de votre glorieux père Louis, la terre devait, pour le rachat des captifs chrétiens de Terre Sainte, payer un sou ["a penny"] pour tout acre tenu selon la loi. Et le malheureux appel de ces gens fut fait au nom du pouvoir anciennement exercé sur cette terre par votre arrière-grand-père Charles et votre grand-père Louis.
10. Et maintenant que l'occasion de faire une mention honorable de votre jamais suffisamment loué père, il faut que je rappelle certains des mots prophétiques que le très sage Charles avait prononcés à son sujet. Alors que votre père avait six ans et, qu'avec tous les soins, il avait été élevé dans la maison de son père, on le considéra -à juste titre- plus sage, avec ses six ans, que ne pouvaient l'être des hommes de soixante ans d'âge. Son père, alors, pensant à peine possible de pouvoir emmener l'enfant en présence de son grand-père, l'enleva cependant aux soins de sa mère, qui l'avait élevé avec les soins les plus tendres, et commença de lui apprendre comment se tenir de façon juste et modeste en présence de l'empereur, et comment, si on lui posait une question, répondre. Et comment, en toutes choses, montrer de la déférence à lui, son père. Ensuite, il l'emmena avec lui au palais et, le premier ou le deuxième jour, l'empereur le remarqua alors qu'il se trouvait parmi les autres courtisans. "Et qui est ce petit garçon? demanda-t-il à son fils. Et il lui fut répondu: "C'est mon fils, sire. Et le vôtre, si vous le désirez". Et Charles dit: "Et bien, soit, donnez-le moi". Et lorsque cela fut fait, Charles prit l'enfant, l'embrassa, puis le renvoya à la place où il s'était tenu auparavant. Mais l'enfant savait maintenant son rang, et il considéra comme infâmant de se tenir à un rang moins élevé que tous ces gens qui, eux-mêmes, étaient d'un rang moins élevé que l'empereur. Aussi dans un geste parfait, d'esprit et de corps, Louis prit place à égalité de rang avec son père. Le très prophétique Charles le nota et, appelant son fils Louis, il lui demanda quel était le nom de cet enfant, et pourquoi il se comportait ainsi et ce qui l'autorisait à être courageux au point de revendiquer l'égalité de rang avec son père. Et la réponse que Louis fit fut fondée sur une bonne raison: "Lorsque j'étais votre vassal, dit-il, je me tenais derrière vous, parmi les soldats de mon rang, comme j'y étais tenu. Mais maintenant que je suis votre allié et votre frère d'armes, je peux, à juste titre, revendiquer égalité de rang avec vous". Une fois que Louis eut dit cela à l'empereur, ce dernier prononça des mots ressemblant à: "Si ce petit homme vit, il deviendra quelque chose de grand". J'emprunte ces mots à la Vie de Saint Ambroise, car les véritables mots que Charles utilisa ne peuvent être traduits directement en latin. Et il semble juste d'utiliser pour Louis la prophétie qui avait été faite à propos d'Ambroise, car Louis ressembla beaucoup à lui, sauf sur les points qui sont nécessaires à une vie de ce monde, comme par exemple le mariage ou l'usage des armes. Et, dans ce qui est du gouvernement de son royaume et dans son zèle pour la religion, Louis fut, si je puis dire, supérieur à Saint Ambroise. Il était catholique dans sa foi, dévoué à l'adoration de Dieu, et l'allié infatigable, le protecteur et le défenseur des serviteurs du Christ. En voici un exemple. Lorsque notre fidèle abbé Hartmuth, qui est votre ermite maintenant, rapporta à Louis que le peu des terres que possédait Saint-Gall, et qui n'étaient pas dues à la magnificence royale mais aux petites donations de personnes privées, n'étaient défendues par aucune charte spéciale, comme celle dont bénéficiaient les autres monastères, ni même par les lois communes à tous, et qu'ainsi le monastère ne pouvait pas faire usage d'un quelconque défenseur ou avocat, le roi résista en personne à tous ceux qui s'opposaient à nous et ne pensa pas déroger de se proclamer, lui, en présence de tous ses nobles, le champion de notre faiblesse. Dans le même temps, il vous écrivit également une lettre par laquelle il ordonnait que nous aurions, par votre intermédiaire, le droit, après un vote spécial, de faire pétition sur un quelconque sujet. Mais, quelle créature stupide suis-je! Probablement entraîné par mon sentiment de gratitude personnelle envers la spéciale bonté dont Louis fit preuve envers nous, je me suis laissé écarter de la description, en général, de sa bonté, de sa grandeur et de sa noblesse qui dépassent la description
11. Or Louis, roi et empereur de toute la Germanie, des provinces de Rhétie et de l'ancienne Francie, de Saxe aussi, et de Thuringe, des provinces de Pannonie et de toutes les nations du Nord, était d'une grande carrure et il était beau. Ses yeux brillaient comme les étoiles, sa voix était claire et virile. Sa sagesse était tout à fait hors du commun et il y ajoutait en appliquant en permanence son intelligence singulièrement acérée à l'étude des Ecritures. Il montrait également une étonnante rapidité à anticiper ou surmonter les complots de ses ennemis, à mettre un terme aux querelles de ses sujets, et à procurer toutes sortes d'avantages à ceux qui lui étaient loyaux. Plus encore que ses ancêtres, il était devenu la terreur de tous les païens qui se trouvaient aux alentours de son royaume. Et il mérita cette bonne fortune. Car jamais il ne salit ni sa bouche ni ses mains en condamnant ou en versant du sang chrétien. Excepté une fois et alors du fait de la plus absolue nécessité. Mais je ne me lancerai pas dans cette histoire avant que j'aie vu un petit Louis, ou un petit Charles à vos côtés. Après ledit massacre, rien ne put l'amener plus jamais à condamner quelqu'un à mort. Et, lorsque, contre ceux qui étaient accusés de déloyauté ou de complot, il devait utiliser des méthodes de cohercition, il se contentait de les priver de leurs offices. Et aucune nouvelle circonstance, et aucune longueur de temps ne pouvait jamais adoucir son coeur et l'amener à rendre aux coupables leur ancien rang. Il surpassait quiconque dans son dévouement zélé à la prière, au jeûne prescrit et au souci du service de Dieu. Et, comme Saint Martin, quoi qu'il fit, il priait Dieu comme s'il avait été face à face avec Lui. Certains jours, il s'abstenait de viande et de toute nourriture agréable. A l'heure des litanies, il avait l'habitude de suivre la croix pieds nus, depuis le palais et jusqu'à la cathédrale. Ou, quand il était à Regensburg, jusqu'à l'église de Saint-Hemmeram. Ailleurs, il suivait la coutume de ceux avec qui il se trouvait. Il construisit de nouveaux oratoires, d'un art merveilleux, à Francfort et à Regensburg. Dans ce dernier endroit, comme il fallait des pierres pour finir l'immense construction, il ordonna que l'on abattît les murs de la ville. Et, à certains endroits, dans des trous du mur, on trouva des ossements d'hommes morts depuis longtemps, enveloppés dans tellement d'or, que non seulement l'or servit à décorer la cathédrale, mais que, de plus, il permit que certains livres qui furent écrits sur le sujet fussent pourvus de boîtiers en or d'une épaisseur de près d'un doigt. Aucun clerc ne pouvait rester auprès de lui, ni même ne pouvait venir en sa présence s'il ne savait lire et chanter. Il méprisait les moines qui brisaient leurs voeux, et aimait ceux qui les gardaient. Il était si rempli d'une douce et tempérée allégresse que, si un visiteur venait à lui d'une humeur morose, de seulement le voir et d'échanger quelques mots avec lui faisait qu'il repartait avec des pensées ragaillardies. Si quoi que ce soit de mal ou d'idiot était fait en sa présence, ou si le bruit lui en venait, alors un seul regard de ses yeux suffisait à remettre tout en ordre, de telle sorte que l'on pourrait bien dire que ce qui est écrit du Juge éternel qui voit et entend les hommes (voyez: "Un Roi est assis sur le trône du Jugement, disperse tout mal de Ses yeux") pourrait bien avoir commencé avec lui, au-delà de ce qui est communément accordé aux mortels. J'ai écrit tout ce qui précède par manière de digression, espérant que si ma vie me dure et que le Ciel m'est propice, je puisse, un jour prochain, écrire beaucoup plus sur l'empereur Louis
12. Mais il faut que je revienne à mon sujet. Alors que Charles était retenu pendant un temps à Aix-la-Chapelle par la venue de nombreux visiteurs, par l'hostilité des Saxons invaincus et par les vols et les pirateries des Normands et des Maures, et alors que la guerre contre les Huns était menée par son fils Pépin, les nations barbares du Nord attaquèrent la Norique et le pays des Francs oriental, et en ravagèrent une grande partie. Lorsque Charles apprit cela, il les humilia en personne, et il donna l'ordre que tous les garçons et les enfants des envahisseurs soit "mesurés à l'épée" et que tous ceux qui étaient trouvés plus grands soient décapités. Cet incident mena à un autre beaucoup plus grand et beaucoup plus important. Car, lorsque le très saint grand-père de Votre Majesté Impériale quitta cette vie, certains géants (semblables à ceux dont l'Ecriture nous dit, furent engendrés par les fils de Seth des filles de Caïn), gonflés de l'esprit d'orgueil et sans aucun doute semblables à ceux qui dirent: "Quelle part avons-nous à l'héritage de David, et quelle est l'héritage d'Esau?", ces hommes puissants, dis-je, méprisèrent les très dignes enfants de Charles, et chacun essaya de prendre pour lui le commandement dans le royaume et de porter eux-mêmes la couronne. Alors certaines personnes des classes intermédiaires furent mus par l'inspiration de Dieu et déclarèrent que, de la même manière que le renommé empereur Charles avait autrefois mesuré à l'épée les ennemis de la Chrétienté, il fallait que, dès lors que ses descendants étaient de la taille de l'épée, ils règnent sur les Francs, ainsi que sur toute la Germanie. Ainsi le groupe démoniaque de ces conspirateurs fut comme frappé par la foudre, et s'éparpilla dans toutes les directions. Mais, alors qu'il avait vaincu l'ennemi de l'extérieur, Charles fut attaqué par des mains venues de son propre peuple, dans le cadre d'un complot remarquable mais qui n'aboutit pas. Car à son retour des Slaves dans son royaume, il fut presque fait prisonnier et mis à mort par son fils, né d'une concubine et que sa mère avait appelé du nom de mauvais présage du très glorieux Pépin. Le complot fut découvert ainsi. Ce fils de Charles avait comploté la mort de l'empereur, avec un groupe de nobles, dans l'église de Saint-Pierre. Une fois que leur entrevue eut été terminée, craignant toute ombre, Pépin ordonna que l'on fouille l'église pour voir si personne ne s'était caché dans un coin ou sous l'autel. Et, bien sûr, ils trouvèrent, comme ils le craignaient, un clerc, caché sous l'autel. Ils le saisirent et lui firent jurer qu'il ne révélerait pas leur conspiration. Pour sauver sa vie, il n'osa pas refuser de prononcer le serment qu'il lui imposaient. Mais, aussitôt qu'ils furent partis, il tint ce méchant serment pour rien et il se précipita immédiatement au palais. Il passa avec difficulté les sept portes fermées au verrou et, arrivant à portée de la chambre de l'empereur, il tambourina sur la porte. Le très vigilant Charles se demanda grandement qui osait le déranger à une pareille heure de la nuit. Il ordonna cependant que les femmes qui étaient là (elle suivait son équipage pour servir la reine et les princesses) de sortir, de voir qui était à la porte et ce qu'il voulait. Quand elles furent sorties et qu'elles trouvèrent la pauvre créature, elle lui refermèrent la porte au nez et, éclatant de rire, et pressant leurs robes contre leurs bouches, elles essayèrent de se cacher un peu partout dans les appartements. Mais ce très sage empereur, à qui rien sous les cieux ne pouvait échapper, leur demanda de nouveau qui frappait à la porte, et qu'est-ce qui se passait. Quand il lui eut été répondu que c'était un valet imberbe, idiot et à moitié fou, seulement habillé d'une chemise et de pantalons, qui demandait sans délai une audience, Charles ordonna qu'on fasse entrer l'individu. Alors le clerc tomba aux pieds de l'empereur et lui raconta tout ce qui était arrivé. Et c'est ainsi que tous les comploteurs, ne se souciant absolument pas de ce qui les menaçait, furent arrêtés avant la troisième heure du jour. Très justement, ils furent condamnés à l'exil ou à d'autres formes de peines. Pépin lui-même, un nain, bossu, fut cruellement fouetté, tonsuré et envoyé un temps comme châtiment, au monastère de Saint-Gall, le plus pauvre, jugea-t-on, et le plus désavantagé de tous les monastères des vastes domaines de l'empire. Quelque temps après, quelques nobles Francs cherchèrent à faire violence à leur roi. Charles était bien conscient de leurs intentions, mais, cependant, il ne voulait pas les détruire, car, pour peu qu'ils soient loyaux, ils pouvaient être une grande protection pour les Chrétiens. Aussi, il envoya des émissaires à Pépin et lui demanda son avis sur la question. Les émissaires trouvèrent Pépin dans le jardin du monastère, en compagnie des moines les plus âgés car les plus jeunes étaient retenus par leurs tâches. Avec une houe, il enlevait les orties et les autres mauvaises herbes, de telle sorte que les bonnes herbes puissent pousser plus vigoureusement. Lorsque les émissaires lui eurent expliqué la raison de leur visite, il soupira profondément, du fond de son coeur, et il leur répondit: "Si Charles pensait que mon avis était de valeur, il n'aurait pas dû me traiter aussi durement. Je ne lui donne aucun avis. Repartez, et dites-lui ce que vous m'avez trouvé en train de faire". Mais les émissaires eurent peur de repartir vers l'empereur craint sans vraie réponse et, avec insistance, ils continuèrent de lui demander quel message ils devaient rapporter à leur seigneur. Enfin, en colère, il dit: "Je ne lui envoie aucun message, sauf ce que je suis en train de faire. J'enlève les pousses inutiles de façon que les herbes utiles puissent se développer plus librement". Les émissaires repartirent, pensant tristement qu'ils rapportaient une réponse sans sens. Quand l'empereur, à leur retour, leur demanda quelle réponse ils apportaient, ils répondirent avec tristesse que, après toute leur peine, et ce long voyage, ils n'avaient rien pu obtenir de précis. Alors ce très sage roi leur demanda, où, précisément, ils avaient trouvé Pépin, et ce qu'il faisait et quelle réponse il leur avait donnée. Et ils dirent: "Nous l'avons trouvé, assis sur un siège rustique, retournant les légumes du jardin avec une houe. Et quand nous lui avons dit le but de notre voyage, nous n'avons pu obtenir de lui aucune réponse si ce n'est, même après avoir longuement insisté: 'Je ne donne aucun message, si ce n'est ce que je fais. J'enlève les mauvaises pousses de façon que les bonnes herbes puissent pousser plus facilement'". Quand il entendit cela, l'empereur, qui ne manquait pas de finesse et qui était puissant en sagesse, se frotta les oreilles et souffla de ses narines et dit: "Mes bons vassaux, vous m'avez rapporté une réponse très sensée!" Et alors que les messagers pensaient pouvoir être au péril de leurs vies, Charles avait été capable de deviner le sens vrai de ce qui avait été dit. Et il enleva les comploteurs de la terre des vivants, et ainsi il donna à ses loyaux sujets de la place pour croître et se développer, cette place qui, jusque là, avait été occupée par ces serviteurs inutiles. Un de ses ennmis, qui avait choisi comme part des dépouilles de l'empire la plus haute des collines de France, et tout ce que l'on pouvait voir de là, fut, sur les ordres de Charles, pendu à une haute potence sur cette colline même. Par contre, il pria son bâtard, Pépin, de choisir la manière de vie qui lui plaisait le mieux. Pépin, sur cette base, choisit un office dans un monastère très noble, mais qui, depuis, a été détruit (et qui vit là, connaît très bien comment le monastère fut détruit. Mais je ne raconterai pas cette chute jusqu'à ce que j'aie vue votre petit Bernard avec un baudrier d'épée à sa ceinture. Charles le magnanime était souvent en colère qu'il fût obligé de sortir du royaume et d'aller combattre des nations étrangères, alors qu'un de ses nobles aurait pu suffire à la tâche. Et je peux prouver cela de l'exemple de l'un de mes propres voisins. C'était un homme de Thurgau [Thurgovie?], du nom d'Eishere, qui, comme son nom l'implique, était "une grande partie de cette terrible armée", et si grand, que l'on aurait pu penser qu'il descendait de la race d'Anak, n'eût-elle pas vécu il y a si longtemps et dans un pays si lointain. Et chaque fois qu'il venait à la rivière appelée Dura, et qu'il la trouvait gonflée et écumante des torrents des montagnes, et qu'il ne pouvait forcer son cheval immense à y entrer (et plutôt que d'une rivière, je ferais mieux de parler de glace à peine fondue), alors il saisissait les rênes et forçait son cheval à le suivre, alors qu'il traversait à la nage, lui disant: "Nom de dzi! par Saint-Gall, que tu aimes ça ou pas, tu vas traverser!" Et bien cet homme suivit l'empereur et abattit les Bohémiens, et les Wiltzes et les Avars aussi simplement qu'un homme tond du foin, les embrochant sur son épée comme des oiseaux. Et, alors que rentrant chez lui, des fainéants lui demandait comment cela s'était passé au pays des Winides, lui, dédaignant certains et en colère contre d'autres, il répondait: "Et pourquoi me préoccuperais-je de ces têtards!? Quelquefois j'en embrochais sept ou huit, ou neuf, sur mon épée et je les traînais, alors qu'ils couinaient dans leur charabia. On ne devrait jamais demander à mon seigneur roi et à moi de nous fatiguer à combattre contre des vers pareils!"
13. Or, à peu près dans ces temps, alors que l'empereur mettait la touche finale à la guerre contre les Huns, et qu'il avait reçu la reddition des peuples dont je viens de parler, les Normands quittèrent leurs terres et vinrent troubler grandement les Gaulois et les Francs. Alors Charles l'invaincu revint, et essaya de les attaquer, par voie de terre, sur leur propres terres en marchant à travers un pays difficile et inconnu. Mais que ç'ait été la providence de Dieu qui l'ait empêché de façon que, comme l'Ecriture le dit, "Il put juger Israël", ou que nos péchés se soient mis sur le chemin, tous ses efforts n'aboutirent à rien. Une nuit, au sérieux déconfort de toute l'armée, on compta que 50 jougs de boeuf appartenant à une même abbaye étaient morts de mort soudaine. Ensuite, alors que Charles faisait un voyage prolongé à travers son vaste empire, Gotefrid, roi des Normands, encouragé par son absence, envahit le territoire du royaume Franc et choisit le district de Moselle pour s'installer. Mais le propre fils de Gotefrid (dont la mère avait été juste écartée au profit d'une nouvelle épouse), le prit, alors qu'il était en train de retirer son faucon d'un héron, et il le trancha par le milieu avec son épée. Et, ainsi que cela arriva dans les temps anciens quand Holopherne fut tué, aucun des Normands n'osa croire plus longtemps en le courage de ses armes et tous cherchèrent le salut dans la fuite. Et ainsi les Francs furent libérés sans aucun effort de leur part, de façon qu'ils ne puissent, à la manière d'Israël, se glorifier contre Dieu. Alors Charles, l'invaincu et l'invincible, glorifia Dieu pour Son jugement. Mais il se plaignit amèrement de ce que tous les Normands avaient pu fuir du fait de son absence. "Ah! Malheur à moi! dit-il, que je n'aie pas été jugé digne de voir mes mains chrétiennes baigner dans le sang de ces démons à tête de chien!"
14. Il arriva aussi, qu'au cours de ses pérégrinations, Charles vint un jour de façon inattendue dans une cité maritime de la Gaule Narbonnaise. Alors qu'il dînait tranquillement dans le port de cette ville, il arriva que certains navires éclaireurs Normands y firent un raid de piraterie. Quand on aperçut les navires, certains pensèrent que c'étaient des Juifs, d'autres des Africains, ou des marchands anglais, mais le très sage Charles, au vu du bâti des navires et de leur vitesse, vit que ce n'étaient pas des marchands, mais des ennemis. Et il dit à ses compagnons: "Ces navires ne sont pas remplis de marchandise, mais de nos plus féroces ennemis!" Entendant cela, dans une rivalité enthousiaste, tout le monde se rua en hâte vers les navires. Mais en vain, car, dès que les Normands apprirent que Charles, le Marteau, comme ils avaient l'habitude de l'appeler, se trouvait là, craignant que leur flotte ne soit battue, voire détruite, ils se retirèrent, dans un mouvement extraordinairement rapide, loin, non seulement des épées, mais aussi même des yeux de ceux qui étaient à leurs trousses. Le très religieux, très juste et très dévôt empereur s'était levé de table et se tenait debout à une fenêtre donnant à l'Est. Pendant longtemps il pleura, et personne n'osait dire un mot. Puis, finalement, il expliqua pourquoi il était allé à la fenêtre et pourquoi il avait pleuré: "Savez-vous, mes fidèles serviteurs, pourquoi j'ai pleuré aussi amèrement? Je n'ai pas peur, vous le savez, que ces racailles sans valeur me fassent un mal quelconque, mais je suis triste, jusqu'au fond de mon coeur, de voir que, même de mon vivant, ils osent aborder ce rivage. Et une grande tristesse m'a saisi parce que je prévois quelles vilainies ils feront à mes descendants et à leurs sujets". Puisse la protection de Notre Maître Jésus-Christ prévenir l'accomplissement de cette prophétié. Puisse votre épée, déjà trempée dans le sang des Nordostraniens, leur résister! Et l'épée de votre frère Carloman y aidera, alors qu'elle reste inutile et rouillée pour l'instant, par manque de fonds et non par manque de volonté, et du fait de l'étroitesse des terres de votre très fidèle serviteur Arnulf. Si Votre volonté le veut, si Votre volonté l'ordonne, l'épée de Carloman redeviendra bien vite brillante et affûtée. Carloman et Arnulf, et le petit enfant de Bernard, forment la seule branche, restant de la tige un jour prolifique de Louis, à fleurir sous la croissance merveilleuse de votre protection. Et permettez-moi d'insérer ici, dans l'histoire de Charles, votre homonyme, un incident de la vie de votre arrière-arrière-grand-père qu'un jour peut-être, un futur petit Charles ou Louis pourra lire et imiter
15. Alors que les Lombards et d'autres ennemis des Romains attaquaient ceux-ci, les Romains envoyèrent des ambassadeurs à ce Pépin et ils lui demandèrent, pour l'amour de Saint Pierre, de condescendre à venir le plus rapidement possible à leur secours. Aussitôt qu'il eut vaincu ses ennemis, Pépin vint, victorieux, à Rome, et voici le chant de louange avec lequel les citoyens de la ville le reçurent. "Les concitoyens des Apôtres, et les serviteurs de Dieu sont venus aujourd'hui, apportant la paix, et rendant glorieuse leur terre natale, Pour arrêter les païens et libérer le peuple du Seigneur!" (Beaucoup, ignorant le sens et l'origine de ce chant, ont l'habitude de le chanter pour l'anniversaire des Apôtres). Pépin craignait cependant la jalousie du peuple de Rome (ou, plus vraiment, celle de Constantinople) et il rentra bientôt au pays des Francs. Quand il découvrit que les nobles de son armée avaient pris l'habitude en secret de parler de lui avec mépris, il ordonna un jour que l'on apporte un taureau, énorme et féroce et puis que l'on lâche un lion sauvage contre lui. Le lion se précipita avec une furie terrible sur le taureau et le saisit au cour, le jetant à terre. Alors le roi dit à ceux qui se tenaient debout autour de lui: "Et bien, que l'un d'entre vous aille retirer le lion du taureau, ou qu'il aille les tuer l'un sur l'autre!" Tous se regardèrent, glacés au coeur, pouvant à peine prononcer ces mots au milieu de leurs sanglots: "Seigneur, quel homme sous le Ciel l'oserait?!" Alors Pépin se leva avec confiance de son trône, tira son épée, et d'un coup, il trancha le cou du lion en même temps qu'il coupa la tête du taureau. Puis il remit l'épée dans son fourreau, il se rassit, et dit: "Et bien, pensez-vous maintenant que je sois digne d'être votre seigneur? N'avez-vous pas entendu ce que le petit David fit à Goliath, ou ce que Alexandre enfant fit à ses nobles?" Ils tombèrent alors sur le sol, comme si l'éclair les avait frappées et ils crièrent: "Qui, sinon un fou, te dénierait le droit de gouverner sur l'humanité toute entière?". Et ce courage, non seulement, il en faisait preuve contre les bêtes et contre les hommes, mais il combattit un incroyable combat contre les esprits mauvais aussi. Les bains chauds d'Aix-la-Chapelle n'avaient pas encore été construits, mais des eaux chaudes et curatives bouillonnaient du sol. Il ordonna à son chambellan de vérifier que l'eau était propre et de veiller à ce qu'aucun inconnu ne fut autorisé à y entrer. Ce fut fait, et le roi, prenant son épée, et vêtu seulement d'une robe de chambre en lin et de pantoufles, il se hâta dans l'eau. Mais alors! Oh! L'Ancien Ennemi surgit, et l'attaqua, comme s'il avait voulu le tuer! Mais le roi, fortifié par le signe de la Croix, tira son épée et, voyant une ombre, à forme humaine, la frappa de son épée invincible, enfonçant l'épée jusque dans le sol, au point qu'il ne put l'en retirer qu'après de longs efforts. Mais l'ombre était à ce point matérielle, réelle, qu'elle souilla toutes les eaux de sang et d'une viscosité horrible. Mais même cela ne troubla pas Pépin l'invincible. Il dit à son chambellan: "Ne tenons pas compte de cette vétille. Laissons couler un moment cette eau souillée, et, quand elle coulera clair de nouveau, je prendrai mon bain..."
16. J'ai envisagé, très noble empereur, de tisser mon petit récit autour de votre arrière-grand-père Charles seulement, Charles dont vous connaissez bien les faits. Mais comme l'occasion s'est présentée et qu'elle a rendu nécessaire de mentionner votre très glorieux père Louis, appelé "l'Illustre", et votre très religieux grand-père Louis, dit "le Pieux", et votre très guerrier arrière-arrière-grand-père Pépin le Jeune, j'ai pensé qu'il aurait été erroné de passer leurs faits sous silence, car la paresse des auteurs modernes les a laissés presque non dits. Point n'est besoin de parler de Pépin l'Ancien cependant, car le très érudit Bède, dans son histoire ecclésiastique, lui a consacré presqu'un volume. Mais, maintenant que j'ai raconté toutes ces choses, par digression, je fois, tel le cygne nageant, revenir à votre illustre homonyme Charles. Cependant, si je n'abrège pas certains de ses faits à la guerre, je ne pourrai jamais arriver à ses habitudes quotidiennes de vie. Aussi, je vais donner maintenant avec toute la brièveté possible les incidents qui me viennent à l'esprit
17. Quand, après la mort du toujours victorieux Pépin, les Lombards attaquèrent Rome de nouveau, Charles l'invaincu, bien qu'il n'eut pas manqué d'être complètement occupé au nord des Alpes, marcha rapidement en Italie. Il reçut la soumission des Lombards après qu'il les ait vaincus dans une guerre qui se fit presque sans verser de sang, ou, pourrait-on dire, après qu'ils se fussent rendus de leur propre gré. Et, pour les empêcher de jamais se révolter à nouveau contre le royaume Franc ou de causer un tort quelconque au patrimoine de Saint Pierre, il épousa la fille de Didier, le chef des Lombards. Mais, peu de temps après, parce qu'elle était infirme et qu'il était peu probable qu'elle puisse donner une descendance à Charles, il fut, sur le conseil des plus saints membres du clergé, mise à part, comme si elle eût été morte. Alors son père, furieux, lia ses sujets à lui par serment, et, s'enfermant dans les murs de Pavie, il se prépara à livrer bataille à Charles l'invincible, qui, quand il eut nouvelles de la révolté, se hâta, à toute vitesse, vers l'Italie. Or, il advint que quelques années auparavant, l'un des plus éminents des nobles, nommé Otker, avait encouru la colère du plus terrible des empereurs, et avait trouvé refuge chez Didier. Et, quand on apprit que Charles, le craint, était proche de paraître, Didier et Otker montèrent dans une très haute tour, d'où l'on pouvait voir, à une grande distance, quiconque s'approchait. Et quand les wagons des bagages apparurent -ils se déplaçaient plus vite que ceux qu'utilisaient Darius ou César- Didier dit à Otker. "Charles est-il dans cette vaste armée?" Et Otker répondit: "Pas encore". Puis quand Didier vit la vaste force des nations rassemblées de toutes les parts de l'empire, il dit, sûr de lui, à Otker: "Là, certainement, Charles, avec fierté, marche au milieu d'une telle force!" Mais Otker répondit: "Pas encore ... Pas encore ..." Alors Didier commença de grandement s'alarmer et dit: "Mais qu'allons-nous faire si une force encore plus grande que celle-ci apparaît avec Charles!?" Et Otker dit: "Vous verrez à quoi ressemble Charles quand il viendra seulement. Et ce qu'il adviendra de nous, je ne peux pas le dire". Et alors, alors qu'ils parlaient ainsi, les serviteurs rapprochés de Charles apparurent, ceux qui ne se reposaient jamais de leurs labeurs. Et Didier les voyant, cria stupéfait: "Ah! Voici Charles!" Et Otker répondit: "Pas encore ... Pas encore ..." Et alors ils virent les évêques et les abbés, et les clercs de la chapelle avec leurs propres serviteurs. Quand il les vit, Didier haït la lumière et souhaita la mort, et il sanglota et il bégaya: "Descendons nous cacher sous la terre pour échapper à la face d'un ennemi si terrible!" Et alors, Otker répondit, tremblant, qu'un jour, dans ses jours meilleurs, il avait eu la connaissance complète et permanente de la politique et des préparatifs de Charles l'invaincu! "Quand vous verrez une récolte de fer se hérisser dans les champs, et que le Pô et le Tessin [Ticino], venant battre les murs de la ville comme les vagues de la mer, noirs, rayonnant du reflet de l'éclat du fer, alors, alors seulement, vous saurez que Charles est proche!" A peine ces mots eussent-ils été prononcés, que, de l'Ouest, un nuage noir apparut, qui transforma la lumière de ce jour brillant en une horrible obscurité. Mais, lorsque l'empereur se fit proche, l'éclat des armes transforma l'obscurité en jour, un jour cependant, pour la garnison assiégée, plus sombre que n'importe laquelle des nuits. Et alors on put voir Charles, tout en fer, coiffé d'un casque de fer, ses mains vêtues de gantelets de fer, sa poitrine couverte de fer et ses larges épaules protégées d'un pectoral de fer. Il tenait haut, dans sa main gauche, une lance de fer, sa droite toujours reposant sur son épée courte, invaincue, de fer. Ses cuisses, qui, chez la plupart des hommes, étaient découvertes de façon qu'ils puissent plus facilement monter à cheval, étaient, dans son cas, couvertes de plaques de fer. Sans parler de ses jambières, car toutes les jambières de l'armée étaient en fer. Son bouclier était entièrement en fer, son destrier était couleur de fer, et avait un coeur de fer. Et tout ceux qui marchaient devant lui, tous ceux qui marchaient à ses côtés, tous ceux qui le suivaient, et l'équipement entier de l'armée l'imitaient d'aussi près que possible. Les champs et les lieux ouverts étaient remplis de fer, les rayons du soleil étaient étaient renvoyés par l'éclat du fer. Un peuple plus dur que le fer rendait un universel hommage à la dureté du fer! L'horreur du donjon semblait moindre que l'éclat brillant du fer. "Oh! le fer! Malheur au fer!" tel était le cri confus qui montait des habitants de Pavie. Les murs puissants tremblaient à la vue du fer, la résolution des jeunes et des vieux cédait devant le fer. Et, quand Otker, qui ne mentait jamais, vit d'un seul regard rapide tout cela, que, moi, d'une langue qui bégaie et d'une voix d'enfant, j'ai expliqué gauchement avec des mots maladroits, il dit à Didier: "Et bien, le voilà, ce Charles que tu désirais tant voir!..." Et, ayant dit cela, il tomba au sol, à moitié mort. Cependant, comme les habitants de la ville, soit par folie, soit qu'ils entretenaient quelque espoir de résistance, refusèrent de laisser Charles entrer ce jour même, le très inventif empereur dit à ses hommes: "Et bien, puisqu'ils n'ouvrent pas leur ville immédiatement, construisons ce jour-même quelque momument qui célébrera ce jour, de façon que l'on ne puisse pas nous accuser d'avoir passer le jour dans l'oisiveté! Hâtons-nous de nous construire une petite maison de prière, où nous pourrons donner l'attention qui lui est due, au service de Dieu!" A peine l'eut-il dit que ses hommes se répandirent dans toutes les directions, rassemblant de la chaux et des pierres, du bois et de la peinture, et qu'il rapportèrent tout cela aux artisans doués qui, toujours, les accompagnaient. Et, entre la quatrième et la douzième heure du jour, avec l'aide des jeunes nobles et des soldats, ils construisirent une telle cathédrale, si pourvue de murs et de toits, de plafonds creusés et de fresques, que personne, la voyant, ne put croire que l'on l'avait construite en moins d'une année. Par contre, sur comment, le jour suivant, certains des habitants voulurent livrer la ville, comment certains voulurent combattre, même sans espoir de victoire -ou plus exactement voulurent s'entrancher contre Charles dans des fortifications, comment il conquit, prit et occupa la ville facilement, sans verser de sang, et seulement par l'exercice de ses talents, tout cela, je dois le laisser raconter par d'autres, par ceux qui suivent votre Altesse non par amour, mais par appât du gain. Alors le très religieux Charles marcha, et vint vint à la cité de Frioul, que les pédants appellent Forum Julii. Or il advenait juste alors que l'évêque de la ville (ou, pour utiliser un mot moderne, le patriarche) s'approchait de la fin de sa vie. Charles se hâta de lui rendre visite de façon que l'évêque put donner le nom de son successeur. Mais l'évêque, avec une piété remarquable, soupira du fond de son coeur et dit: "Sire, j'ai tenu cet évêché pendant longtemps, sans en tirer aucun profit, et maintenant je le laisse au jugement de Dieu, et à votre disposition. Car je ne veux pas, à l'instant de ma mort, ajouter à la montagne de péchés que j'ai amassée durant ma vie, et pour lesquels je devrai répondre devant le Juge inévitable et incorruptible". Le très sage Charles fut si content de ces mots, qu'il le trouva justement égal en vertu aux anciens pères. Après que Charles, le plus énergique des énergiques Francs fut resté dans ce pays pendant quelque temps, et alors qu'il désignait un digne successeur à l'évêque décédé, un jour de fête après la célébration de la messe, il dit à sa suite: "Ne laissons pas des temps de loisir nous mener à des habitudes de paresse. Allons chasser et tuer quelque chose! Et allons-y tous tels que nous sommes habillés!" Or c'était un jour froid et pluvieux et Charles portait une peau de mouton, ne valant guère plus que le manteau que Saint Martin portait lorsque, les bras nus, il offrit à Dieu un sacrifice qui reçut l'approbation divine. Mais les autres -c'était un jour de fête, et ils venaient d'arriver de Pavie où les Vénitiens avaient apporté tous la richesse de l'Orient, depuis leurs territoires d'au-delà de la mer- les autres, dis-je, se pavanaient dans des robes faites de peau de faisan et de soie, ou de cou, de dos et de queue de paon en leur premier plumage. Certains étaient décorés de rubans pourpres et couleur de citron, certains étaient enveloppés de couvertures, et certains dans des robes d'hermine. Et ils coururent les fourrés et leurs vêtements furent déchirés par les branches des arbres, les épines et les ronces. Ils furent arrosés par la pluie, ils furent souillés du sang des bêtes sauvages et de la saleté de leurs peaux, et c'est après toutes ces épreuves qu'ils rentrèrent. Alors le très rusé Charles dit: "Que personne n'enlève ses vêtements de peau avant d'aller se coucher. Ils sècheront mieux sur nous". Alors chacun, plus soucieux de son corps que de ses vêtements, chercha un feu et essayer de se réchauffer. Puis ils revinrent et restèrent en présence de Charles loin avant dans la nuit, jusqu'au moment où ils furent autorisés à rentrer dans leurs appartements. Mais là, quand ils commencèrent à retirer leurs habits de peau et leurs ceintures élancées, les habits, froissés et rétrécis purent être entendus de loin, craquant comme des baguettes de bois sec! Et les courtisans soupiraient et gémissaient, et se lamentaient d'avoir perdu autant d'argent en un seul jour! Cependant, ils avaient reçu ordre de l'empereur de paraître devant lui le jour suivant, dans leurs mêmes habits de peau. Mais quand ils vinrent, ce n'était plus le spectacle splendide de la veille. Ils étaient sales et miséreux dans leurs habits décolorés et abîmés. Alors Charles, plein de bonne humeur et d'astuce, dit à son chambellan: "Donnez un coup sur ma peau de mouton, et rapportez-la moi". La peau redevint blanche et parfaitement saine et Charles la prit et la montra à tous ceux qui était là, et il parla ainsi: "Oh! Vous les plus fous des mortels! Lesquels de ces habits ont le plus de prix et d'usage? Celui-là, le mien, que l'on acheté pour une pièce d'argent, ou ceux-là, les vôtres, que vous avez achetés pour des livres, si ce n'est de nombreux talents?" Alors leurs yeux se tournèrent vers le sol car ils ne purent supporter cette très terrible critique. Votre très religieux père imita cet exemple du Grand Charles tout au long de sa vie, car il ne permit jamais à quiconque, qui lui semblait être digne de son intérêt ou de son enseignement, de jamais porter en campagne contre l'ennemi autre chose que les pièces de vêtement et de cuirasse militaires, et de vêtements de laine et de lin. Si l'un quelconque de ses serviteurs, ignorant de cette règle, venait à le croiser vêtu de soie, d'argent ou d'or, il recevait une réprimande du roi et en repartait un homme meilleur et plus avisé. "Que voilà un bel assortiment d'or, d'argent et d'écarlate! Et pourquoi donc, malheureux, ne pouvez-vous donc vous contenter de mourir à la bataille, si le Destin en décide ainsi!? Faut-il qu'en plus vous livriez dans le même temps votre fortune dans les mains de l'ennemi!? Cette fortune qui aurait pu servir de rançon à votre âme et qui maintenant servira à décorer les temples païens!" Mais maintenant, bien que vous le sachiez mieux que moi, je vais vous dire à nouveau comment, de sa tendre jeunesse jusqu'à sa soixante-dixième année, Louis l'invaincu adora porter le fer. Et quel démonstration de son amour du fer il fit en présence des légats des Normands!
19. Quand les rois des Normands envoyèrent de l'or et de l'argent en témoignage de leur loyauté, et leurs épées en marque de leur perpétuelle soumission et reddition, le roi ordonna que l'on jetât les précieux métaux sur le sol, et qu'ils y fussent regardés avec le plus profond mépris et que l'on marche dessus comme si ç'avait été de la terre. Puis assis sur son trône élevé, il ordonna que l'on lui apporte les épées de façon qu'il puisse en juger la valeur. Alors les ambassadeurs, soucieux d'éviter la possibilité que l'on les soupçonne de tout mauvais dessein, prirent les épées par la pointe (de la même façon que des serviteurs tendent les couteaux à leur maître) et les donnèrent ainsi à l'empereur, au risque de se blesser. L'empereur en prit une par la poignée et essaya de courber la pointe de la lame toute entière jusqu'à la base. Mais la lame se cassa net entre ses mains, qui étaient plus fortes que le fer même. Alors l'un des envoyés tira sa propre épée de son fourreau et l'offrit, de la même manière, à l'empereur, disant: "Je pense que celle-ci, vous la trouverez aussi flexible et aussi solide que peut le souhaiter votre droite toute-conquérante". Alors l'empereur (et un vrai empereur que cet empereur. Comme le dit le prophète Isaïe dans sa prophétie: "Considère le rocher dont tu as été taillé!"; car, de toute la vaste population de Germanie, seul lui, par la singulière faveur de Dieu, s'éleva au niveau de la force et du courage d'une génération ancienne), alors l'empereur, dis-je, courba l'épée comme une tige de vigne, de la pointe extrême jusqu'à la poignée, et puis il la laissa progressivement reprendre sa forme! Alors les envoyés des Normands se regardèrent l'un l'autre et dirent avec stupéfaction: "Se pourrait-il en fait que nos rois tiennent l'or et l'argent pour si peu et le fer pour autant?!"
19. Comme j'ai mentionné les Normands, je montrerai, par un incident tiré du règne de votre grand-père en quel peu d'estime ils tenaient la foi et le baptême. Tout comme, après la mort du guerrier roi David, les peuples avoisinants, que sa main forte avait subjugués, avaient, pendant un long temps, continué de payer tribut à son pacifique fils le roi Salomon, de la même manière, la terrible race des Normands continua de payer loyalement à Louis le tribut que, par la terreur, ils avaient payé à son père, le très Auguste empereur Charles. Une fois, le très religieux empereur Louis prit en pitié leurs envoyés, et leur demanda s'ils voudraient recevoir la religion chrétienne. Et, comme ils répondirent que toujours et partout, et en tout, ils étaient prêts à lui obéir, il ordonna qu'il soient baptisés au nom de Celui dont le très érudit Augustin dit: "S'il n'y avait pas de Trinité, jamais la Vérité n'aurait dit: 'Allez et enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit'". Les nobles adoptèrent les nouveaux baptisés presque comme leurs enfants, et chacun reçut de la chambre de l'empereur une robe blanche, et de ses parrains un entier ensemble Franc de robes coûteuses, d'armes et d'autres ornements. Cela fut fait souvent et, d'année en année, les Normands vinrent toujours plus nombreux, mais non pour l'amour de Dieu mais pour les avantages terrestres que le baptême leur procurait. Ils se hâtaient de venir, non plus comme envoyés, mais comme loyaux vassaux, la veille de Pâques, pour se mettre à la disposition de l'empereur. Et il arriva qu'en une certaine occasion, ils vinrent au nombre de 50. L'empereur leur demanda s'ils désiraient être baptisés, et quand ils l'eurent agréé, ils les fit asperger d'eau bénite sur le champ. Comme il n'y avait pas assez de vêtements de lin, il ordonna que l'on coupât et cousît des chemises à la mode d'enveloppes. L'une de celle-ci fut immédiatement jetée sur les épaules de l'un des hommes les plus âgés. Celui-ci regarda le tout pendant près d'une minute et il en conçut une féroce colère, et il dit à l'empereur: "Cela fait 20 fois que je suis passé à ce système de lavage -il parlait de l'eau bénite- et chaque fois j'ai été vêtu d'excellent habits, d'une parfaite blancheur, mais un sac comme ça vaut mieux pour des ploucs que pour des soldats! Si je n'avais pas peur d'être nu -car vous m'avez enlevé mes habits sans m'en donner d'autres- il y a longtemps que j'aurais jeté cette enveloppe et votre Christ tout autant!" Ah! Combien peu les ennemis du Christ accordent de valeur aux mots de l'Apôtre du Christ lorsqu'il dit: "Vous tous qui êtes baptisés en Christ, revêtez le Christ" ou encore: "Vous qui êtes baptisés en Christ, vous êtes baptisés dans Sa mort", ou aussi ce passage qui vise spécialement ceux qui méprisent la foi et violent les sacrements: "C'est crucifier le Fils de Dieu à nouveau et Lui faire porter une honte affichée!" Et, si cela n'était le cas qu'avec les païens! Mais on trouve cela aussi même chez ceux qui sont appelés du nom de chrétiens!
20. Il faut maintenant que je dise une histoire à propos de la bonté du premier Louis, et puis je reviendrai à Charles. Ce très pacifique empereur Louis, étant libre des incursions de l'ennemi, donna tous ses soins aux oeuvres de religion, comme, par exemple, à la prière, aux oeuvres de charité, et à l'audition et aux justes jugements dans les tribunaux. Ses talents et son expérience l'avaient rendu très doué dans cette dernière occupation et, un jour qu'était venu à lui un qui était considéré par tous comme un Achitopel, ce dernier essaya de le tromper. Alors il lui fit cette réponse, avec un ton courtois et avec une voix douce, bien que légèrement agité dans son esprit: "Très sage Anselme, dit-il, si je puis me permettre de dire cela ainsi, je m'aventurerais à observer que vous déviez là du chemin de la rectitude! ..." Et, de ce jour, la réputation de ce luminaire du droit tomba à rien aux yeux du monde entier.
21. De plus, le très miséricordieux Louis était à ce point attentif aux oeuvres de charité que, non seulement il aimait que l'on les pratique sous son regard, mais même les pratiquer également, de sa propre main. Et même lorsqu'il était au loin il avait fait des arrangements spéciaux au sujet du jugement d'affaires dans lesquels des pauvres étaient concernés. Il choisit l'un d'eux, un homme de peu de force physique, mais apparemment plus courageux que les autres, et il donna des ordres pour qu'il décide sur les offenses commises par eux, qu'il veille à la restauration des biens volés, la compensation des coups et des blessures, et, pour les cas de plus grands crimes, la mutilation, la décapitation et l'exposition des corps sur la potence. Cet homme mit en place des ducs, des tribuns, des centurions et leurs représentants, et il remplit sa tâche avec énergie. De plus, le très miséricordieux empereur, adorant le Christ en la personne de tous les pauvres, n'était jamais las de leur donner à manger et des vêtements, et il le faisait spécialement le jour où le Christ, ayant abandonné Son corps mortel, Se préparait à revêtir un corps nouveau, incorruptible. En ce jour c'était sa coutume de faire des présents à chacun de ceux qui servaient au palais ou qui remplissaient une fonction à la cour royale. Il commandait que des ceintures, des bas de jambes et des vêtements précieux fussent apportés de toutes les parties de son vaste empire pour être donnés à certains de ses nobles. Les ordres les plus bas recevaient des capes de Frise de diverses couleurs. Ses palefreniers, cuisiniers et serviteurs de cuisine recevaient des vêtements de lin et de laine, et des couteaux, selon leurs besoins. Puis, quand, selon les Actes des Apôtres, il n'y avait plus personne qui fut en besoin de quoi que ce soit, il se répandait alors un universel sentiment de gratitude. Les pauvres déguenillés, maintenant décemment vêtus, élevaient leurs voix vers le ciel aux cris de "'Kyrie Eleison' au bienheureux Louis!" et ce dans toutes les cours vastes, et dans les plus petites ouvertures d'Aix-la-Chapelle (ce que les Latins appellent habituellement des porches). Et tous les chevaliers qui le pouvaient embrassaient les pieds de l'empereur et ceux qui ne pouvaient l'approcher l'adoraient de loin, alors qu'il se rendait à l'église. Lors de l'une de ces occasions, un simple d'esprit, qui se trouvait là, dit en plaisantant: "Ô, heureux Louis qui en un jour a pu vêtir tant de personnes! Par le Christ, je suis sûr que personne en Europe n'a habillé autant de monde aujourd'hui, sauf Atto!". Et quand l'empereur lui demanda comment il était possible qu'Atto ait habillé plus de monde que lui, le plaisantin, content d'avoir attiré l'attention de l'empereur, dit en souriant: "Il a distribué ce jour un grand nombre de nouveaux vêtements!" L'empereur, avec la plus douce expression possible sur son visage, prit cela pour la plaisanterie un peu stupide que c'était et il entra dans l'église dans une humble dévotion, et, là, il se comporta avec tant de révérence qu'il semblait que Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même était présent devant ses yeux terrestres. L'empereur avait l'habitude de se rendre aux bains tous les samedis, non qu'il en eut besoin, mais parce que cela lui donnait l'occasion de faire des cadeaux. En effet, il donnait tout ce qu'il enlevait, sauf son épée et sa ceinture, à ses serviteurs. Ses libéralités atteignaient même les plus bas rangs, au point qu'un jour, il ordonna que tout fut donné à un certain Stracholf, un vitrier, et serviteur de Saint-Gall. Lorsque les serviteurs des barons entendirent cela, il tendirent une embuscade à l'homme sur la route, et ils essayèrent de le voler. Alors, il se mit à crier: "Que faites-vous!? Vous savez que vous faites violence au vitrier de l'empereur?!" Ils lui répondirent: "Tu peux conserver ton office, mais ..."
[ici se termine le manuscrit, et les aventures de Stracholf sont laissées à la conjecture]

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